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Libération
Agir pour le vivant : chronique

La prudence du Wapiti

Agir pour le vivantdossier
Les animaux du bord des routes ne sont pas des moutons de Panurge. Et leurs comportements varient en fonction des individus.
Un wapiti canadien. (Alain Mafart-Renodier /Biosphoto. AFP)
par David Grémillet
publié le 30 mars 2025 à 12h18

Le directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier tient une chronique écologique pour «Libération» : «l’Albatros hurleur». Aujourd’hui, retour sur les dangers de collisions.

Conduite de nuit dans les forêts comtoises ; je suis en alerte pour détecter les animaux du bord de la route, éviter les collisions. Bientôt un premier renard traverse comme une flèche 50 mètres devant ma camionnette. Il est suivi de près par un second, qui ralentit un instant en bord de route, évalue la distance avec mon véhicule puis s’engage après avoir vérifié qu’il aura tout le temps nécessaire pour traverser et disparaître à son tour dans la noirceur du sous-bois. Voici deux personnalités différentes, ces beaux grands renards étant respectivement téméraire, voire inconscient, et beaucoup plus prudent.

On estime que chaque année, 194 millions d’oiseaux et 29 millions de mammifères sont tués sur les routes d’Europe, les merles et pipistrelles étant les principales victimes (1). Comment les survivants s’accommodent-ils de cette menace, des 78 000 km d’autoroutes européennes, du million de kilomètres de routes qui découpent le territoire français comme autant de barrières écologiques ? La problématique est planétaire et les collisions touchent presque toutes les espèces, des insectes minuscules aux plus grands des mammifères. Comme l’indique une étude récente en provenance du Canada (2), la structure sociale des groupes d’animaux sauvages qui côtoient les routes a une incidence notable sur leurs comportements vis-à-vis des véhicules.

Dans le parc national de Yoho en Colombie-Britannique, Marie-Pier Poulin et ses collègues de Parcs Canada et de l’Université du Wyoming, ont analysé les mouvements des wapitis aux abords d’une autoroute très fréquentée qui traverse cet espace naturel. Les trois quarts de cette petite population ont été équipés de colliers GPS permettant de détecter tous les mouvements des animaux, notamment les dangereuses traversées de l’autoroute Transcanadienne. Les scientifiques ont également observé tous les wapitis, afin de déterminer leur statut social au sein de groupes d’une composition fluctuante. «Identifier chaque individu grâce à la petite étiquette numérotée sur leur oreille droite demandait une grande concentration et beaucoup de patience, surtout en hiver, lorsque le froid mordant et les vents violents balayaient la vallée Kicking Horse, se souvient Marie-Pier Poulin, parfois un groupe de wapitis traversait l’autoroute en pleine séance d’observation, et je me sentais tellement impuissante face au danger. Heureusement, aucun des wapitis faisant parti de notre suivi n’a été impliqué dans une collision durant notre étude. Un grand soulagement !».

Une étude préalable de l’équipe avait révélé que les wapitis de Yoho traversent régulièrement l’autoroute Transcanadienne afin d’accéder à de meilleures zones de nourrissage (3). Leur motivation est donc forte, mais les suivis GPS effectués entre 2019 et 2021 indiquent un certain discernement au cours de cette activité dangereuse : plus le trafic routier est dense (supérieur à 100 véhicules à l’heure), moins les wapitis se risquent à traverser. L’analyse détaillée de plus de 3000 traversées a également identifié une incidence forte de la taille et de la structure sociale des groupes de wapitis qui foulent le bitume : les wapitis préfèrent traverser en petites troupes, typiquement moins de 10 individus. De plus, les groupes de wapitis traversent moins souvent quand ils contiennent au moins un individu dominant, généralement une femelle âgée et expérimentée. Ces petits groupes prennent aussi moins de risques quand ils sont composés d’individus habitués à passer du temps ensemble.

Pour Anne Loison, spécialiste des ongulés au CNRS, «cette étude est novatrice car elle associe un suivi GPS très précis des mouvements des wapitis, à des observations de leur statut social. Nous découvrons ainsi que les animaux du bord des routes ne sont pas des moutons de Panurge, mais des individus réfléchis évoluant au sein d’une structure sociale complexe».


(1) Grilo, C., Koroleva, E., Andrášik, R., Bíl, M., & González‐Suárez, M. (2020). Roadkill risk and population vulnerability in European birds and mammals. Frontiers in Ecology and the Environment, 18 (6), 323-328.

(2) Poulin, M. P., Cherry, S. G., & Merkle, J. A. (sous presse). Sociality helps mitigate anthropogenic risks : Evidence from elk crossing a major highway. Journal of Animal Ecology.

(3) Poulin, M. P., Cherry, S. G., & Merkle, J. A. (2023). Dynamic balancing of risks and rewards in a large herbivore : Further extending predator – prey concepts to road ecology. Journal of Animal Ecology, 92 (10), 1954-1965.