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LibéCARE: interview

«La réparation, à des degrés variables, laisse toujours une part d’irréparable»

Si l’une des principales formes de réparation en France passe aujourd’hui par la justice, sa finalité n’est pas de se positionner en thérapeute pour les victimes, souligne le philosophe et politiste Johann Michel.
«Jamais il n’a été dit que le procès avait une finalité thérapeutique, même si les victimes attendent parfois plus du procès qu’un simple dédommagement : soulager leur douleur», estime le philosophe Johann Michel. (Cyril Zannettacci/Vu pour Libération)
publié le 1er décembre 2023 à 4h26

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Il y a ce moment de la prise de parole qui demande du courage, tant devant le questionnaire que les élèves de CE2 ont dû remplir dans le cadre du plan anti-harcèlement du gouvernement, que chez le gynécologue lorsque la question «Avez-vous subi des violences ?» est posée. Ou encore face à son agresseur, devant une cour de justice. Mais une fois cette parole partagée, qu’en est-il des étapes suivantes ? La société française contemporaine donne-t-elle les outils individuels et collectifs suffisants pour accompagner les victimes dans leur réparation ?

Pour y répondre, il peut être pertinent de questionner la définition même de réparation et de son application dans la société contemporaine française. C’est ce à quoi s’est attelé Johann Michel, politiste et philosophe, dans son ouvrage le Réparable et l’irréparable, l’humain au temps du vulnérable (Hermann). Le professeur à l’université de Poitiers, chercheur à l’EHESS et spécialiste de la mémoire coloniale s’appuie sur différents domaines de recherche (biologie, sciences sociales, justice, etc.) pour considérer la réparation comme étant constitutive de la condition humaine, elle-même vulnérable.

Pour reprendre l’une des premières questions de votre ouvrage, qu’est-ce que réparer ?

C’est un ensemble de dispositions biologiques, de dispositifs matériels, de techniques ordinaires sociales, de procédures spécifiques juridiques qui visent à remettre en l’état une chose, à soigner et à guérir un organisme, à compenser une offense, un dommage, un crime.

Quelle distinction faites-vous entre réparation et régénération ?

Il est important de garder à l’esprit que la réparation laisse toujours un résidu, une trace qui est la marque de l’irréparable. L’une des modalités de la réparation du vivant est l’autoréparation : quand les organismes se réparent eux-mêmes. C’est un trait constitutif du vivant et pas uniquement du vivant humain. L’une de ses manifestations est la cicatrisation : elle ne fait pas appel à des artifices, elle s’opère spontanément. Dans le cas de la cicatrisation, il n’y aura jamais de retour au même de l’organisme lésé. Au contraire, la régénération permet un quasi-retour à un état antérieur, avant le préjudice subi. Par exemple, les cellules du foie qui se régénèrent, ce n’est pas de la réparation, elles vont reconstituer telles qu’elles étaient.

Aujourd’hui, lorsque le sujet des traumatismes est abordé, il est souvent question de résilience. Serait-il juste de dire que la résilience est l’étape ultime de la réparation ?

Je ne pouvais pas faire l’économie de ce concept qui est très à la mode. La résilience telle qu’elle est pensée par Boris Cyrulnik va plus loin que la réparation. Ce qui me semble problématique est l’idée que, après un traumatisme, on deviendrait plus fort, alors que la réparation, à des degrés variables, laisse toujours une part d’irréparable. C’est le concept courant de la manière dont on emploie le terme de résilience. Ainsi, Emmanuel Macron n’hésite pas à parler de «société résiliente». Il y a quelque chose qui va parfois vers l’idée de performance.

L’un des aspects fondamentaux de la réparation passe aujourd’hui en France par la justice. Est-ce le rôle de la justice que de prendre part à la réparation thérapeutique ?

Est-ce le rôle des juges, qui doivent départager, d’être dans une position de quasi-psychothérapeute ? Cela ne relève pas de la finalité traditionnelle de la justice qui est de départager les parties en conflit et non de soulager la souffrance des victimes. Il est clair cependant qu’il y a eu en France un renforcement du droit et de la place des victimes dans les procès, notamment depuis la loi Badinter du 5 juillet 1985 [relative à «l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation», ndlr]. Mais jamais il n’a été dit que le procès avait une finalité thérapeutique, même si les victimes attendent parfois plus du procès qu’un simple dédommagement : soulager leur douleur.

Collectivement, pourquoi en France, est-ce si difficile d’entamer le dialogue politique sur la réparation historique relative à certains crimes de masse ?

C’est vraiment une question importante : il y a une méfiance sur le plan politique en France à l’égard du mot de réparation, lorsqu’il s’agit de certains crimes de masse, comme l’esclavage ; méfiance qui est due au lien étroit en droit civil, entre réparation et dédommagement financier. Au moment de la discussion de la loi dite Taubira de 2001 qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité, la question de la réparation a été censurée en partie pour cette raison.

Les politiques utilisent les expressions comme «rendre hommage» ou «devoir de mémoire» pour désigner une forme de réparation morale qui ne dit pas toujours son nom. Par exemple, le Mémorial ACTe, en Guadeloupe, est un acte de réparation de la traite négrière, de l’esclavage, de ses abolitions, mais qui n’est pas pensé sur le modèle du droit civil.