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Libération
Agir pour le vivant : chronique

La souris et le crotale : récit d’une guerre chimique

Le directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier tient une chronique écologique pour «Libération» : «l’Albatros hurleur». Aujourd’hui, l’adaptation de certains rongeurs au venin des reptiles.
Le 5 mai 2025, en Oregon. (Robin Loznak/Zuma. Sipa)
par David Grémillet
publié le 14 juin 2025 à 6h00

«Opium, viens ici !» A Montpellier, même les chiens ont des noms stupéfiants. Le pitbull obtempère et rejoint son maître. Je me réjouis doublement. Primo, le molosse sans laisse ni muselière s’éloigne de moi alors que je traverse le bois de Montmaur en cette chaude journée de printemps. Secundo, le chien se dirigeait vers une superbe couleuvre de Montpellier, et fait fort heureusement demi-tour. Le reptile vert-jaune, qui mesure bien plus d’un mètre de long, traverse tranquillement le sentier à mes pieds et disparaît dans un fourré. La presque rencontre entre le chien et le serpent était surtout dangereuse pour ce dernier : le milliard de canins domestiques que compte la planète, non contents de mordre des dizaines de millions d’humains chaque année, tuent également des centaines de millions d’animaux sauvages.

Opium ne goûtera pas au venin de la couleuvre. Cette morsure chimique était, de toute manière, presque impossible, car les crochets du beau reptile sont situés sur la partie arrière des maxillaires supérieurs ; il aurait fallu que la couleuvre gobe la queue du chien, ou le doigt de son propriétaire. Opium, ou son maître, aurait alors ressenti une vive douleur, suivie d’un œdème et de quelques symptômes neurologiques sans grande conséquence. Pour les proies usuelles des serpents, notamment les rongeurs, le venin des serpents est bien sûr mortel, mais une étude récente indique l’étonnante capacité des petits mammifères à moduler la toxicité des venins des reptiles en fonction du climat et de leur alimentation.

Au sud-ouest des Etats-Unis, dans les déserts du Mojave et de Sonora, les crotales chassent les néotomas, des rongeurs d’une dizaine de centimètres aux allures de grande souris. Le venin des serpents à sonnette est mortel pour les néotomas, qui ont néanmoins développé des mécanismes de défense, notamment par inhibition des enzymes contenus dans le venin. Mais les néotomas font face à une seconde menace : ils mangent principalement des créosotiers, ces buissons des déserts que les westerns nous montrent, roulant en boule dans le vent. Les créosotiers, pour se défendre des grignoteurs, sont extrêmement toxiques. L’organisme des néotomas doit donc détoxifier leur nourriture, ainsi que le venin des crotales auxquels ils sont régulièrement exposés. Pour couronner le tout, reptiles et mammifères subissent des températures variables en fonction des saisons et des cycles quotidiens. Ces environnements thermiques ont une incidence sur les mouvements des proies et de leurs prédateurs, potentiellement aussi sur la capacité des néotomas à inhiber les toxines qui les agressent.

Afin de démêler cet étrange trafic de drogues, Matthew Holding et ses collègues de quatre universités américaines ont élevé des néotomas à différentes températures en nourrissant certains de résine de créosotier, les autres d’une nourriture sans toxines. Ils ont par la suite mesuré la résistance du sérum des rongeurs au venin de crotale. Leurs analyses montrent que quand les néotomas ont un peu froid, à 21 °C, leur capacité d’inhibition du venin n’est que de 13 %. Bien au contraire, quand les néotomas vivent à 29 °C, une température qui leur est agréable, leur capacité d’inhibition est de 68 %. Néanmoins, la consommation de créosotier réduit le potentiel d’inhibition du venin de 18 %.

Pour l’équipe de recherche, ces résultats s’expliquent par le fait que les crotales sont beaucoup plus actifs à 29 °C qu’à 21 °C, et en capacité d’attaquer les néotomas. En réponse, les néotomas semblent renforcer leurs protections anti-venin par temps chaud. Les observations de terrain montrent également que les rongeurs mangent moins quand les températures sont élevées, et ont donc moins besoin de détoxifier leur nourriture.

Comme le concluent les auteurs «l’équilibre entre la recherche de nourriture et le risque de prédation va au-delà des choix comportementaux qui dictent l’exposition aux prédateurs, et s’étend à la susceptibilité physiologique aux défis toxiques».

Pour Philippe Geniez, spécialiste des reptiles au CEFE-CNRS de Montpellier, «la résistance des néotomas est vraiment étonnante, car le venin du crotale est considérablement plus puissant que celui de la couleuvre de Montpellier, pourtant très efficace sur les proies qu’elle consomme, notamment des reptiles, des petits mammifères jusqu’à la taille d’un jeune lapin, et des oiseaux».

Holding, M. L., Coconis, A., Connors, P. K., Matocq, M. D., & Dearing, M. D. (2025). Ambient temperature and toxic diets constrain snake venom resistance in a desert rodent. Biology Letters, 21 (4), 20250068.