Malgré des conséquences palpables du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité, trop peu de programmes pédagogiques ont digéré les enjeux environnementaux au-delà de l’introduction de sensibilisations (préconisées par le rapport Jean Jouzel). «L’écologisation» des enseignements prend du temps et pour cause : accroître nos connaissances signifie reconnaître notre vulnérabilité, ce qui exige de la lucidité mais entraîne par ricochet un climat anxiogène qui désarçonne faute d’un outillage pédagogique suffisant. Cette réalité est encore plus perceptible dans les rares cursus qui abordent de front la redirection écologique, en particulier quand le flot d’informations négatives n’est pas contrebalancé par des perspectives concrètes de mise en mouvement.
Le rythme effréné auquel les crises se sont succédé ces dernières années (Covid compris) n’a fait que renforcer un sentiment d’angoisse généralisé, notamment chez les jeunes. Terme relativement récent et à la définition fluctuante, «l’écoanxiété» fait référence à la détresse causée par le changement climatique se traduisant notamment par une difficulté à se projeter concrètement dans son propre avenir. Elle naît d’une dissonance cognitive que les géographes peuvent lire comme une dissonance d’échelles : des phénomènes globaux affectent jusqu’à notre intimité et nos corps, mais nous nous sentons impuissants à notre place pour agir concrètement sur eux. Le sentiment d’inaction générale se confronte à la dimension systémique, celle où tout paraît lié ; les progrès réalisés à l’échelle individuelle étant rapidement obscurcis par des dangereux retours en arrière ou contournements à l’échelle globale. Dans ce contexte, l’émotion des étudiants n’a rien de pathologique : elle est un point de départ stimulant pour la mise en œuvre d’approches pédagogiques expérimentales et de nouvelles mises en récit des transitions.
Sortir du mythe des solutions
L’écoanxiété est le constat d’un sentiment d’absence de prises avec nos milieux et d’une difficulté à manier avec discernement les focales. Or les mécanismes d’appropriation, d’orientation et les jeux d’échelle sont au cœur de la méthode géographique. Les cartes, renouvelées dans leurs formes par l’ouvrage Terra Forma : manuel de cartographies potentielles, offrent dans les cours l’occasion d’une visibilisation du vivant, d’un renforcement du sentiment d’habiter et d’une encapacitation individuelle et collective. La finesse de la lecture géographique qu’elles proposent aide à distinguer ce sur quoi nous avons la main et ce qui nous échappe, à lever progressivement nos dépendances, mais aussi à compter nos alliés, en particulier le vivant non humain avec lequel nous pouvons entrer en collaboration.
«L’inquiétude géographique précède et porte la science objective», rappelait le géographe Eric Dardel. A l’aide de la géographie, une révolution pédagogique est nécessaire. Sortir du prêt à consommer pour accompagner des trajectoires d’engagement au sein des territoires (dans le cadre d’incubateurs étudiants). Engager une décélération pédagogique pour substituer au seul projet tutoré de nouvelles temporalités pédagogiques (veilles et permanences territoriales, retraites de lecture, saisonnalité des enseignements). Apprivoiser enfin l’incertitude et sortir du mythe des solutions : accepter de ne pas fournir de réponse précise mais aider à «re-présenter» les enjeux du problème par des formats inspirés de l’écologie culturelle à l’instar de la performance artistique. Un tel élargissement de la palette pédagogique mobilise l’ensemble des intelligences chez les étudiants (intuition, perception sensible) et tire une forme concrète du sentiment de flou.
Sentiment d’empathie et de cohésion
L’immersion et la pratique du terrain mettent en expérience les stratégies d’adaptation et familiarisent les étudiants avec la complexité chère à Edgar Morin. Le Campus des transitions (Sciences-Po Rennes, Caen) a ainsi proposé aux étudiants durement touchés par la Covid 19 une «école en bateau» de la Normandie jusqu’au Danemark. Au plus près des conséquences naturelles, économiques et sociales du changement climatique, les étudiants sont montés sur le voilier avec un projet personnel à impact : mesure de l’évolution chimique de l’eau, ramassage de déchets marins pour la réalisation de mobiliers pédagogiques, évaluation de dispositifs low-tech autour de l’énergie ou de l’alimentation. Enseignants, administratifs et étudiants ont pleinement contribué à la vie à bord et au pilotage, ce qui a permis l’acquisition de nouvelles compétences et a généré un fort sentiment d’empathie et de cohésion. La sobriété, loin d’être vécue négativement, a étendu la créativité du groupe. Changer de cadre pendant une période de trois semaines a aussi révélé le burn-out émotionnel vécu par certains étudiants. L’angoisse naît de l’inconnu : nous avons collectivement à créer des espaces pédagogiques qui nous mettent en situation, nous confrontent à nos peurs et nous donnent le temps de reprendre confiance en nous-mêmes.
Cette transformation de l’écoanxiété en «puissance d’apprendre et d’agir» ne peut être efficace qu’à diverses conditions : taille des effectifs étudiants limitée, soutien financier et pédagogique des établissements, possibilités de pédagogies hors-les-murs, décloisonnement vers les sciences et l’art. Celle qui se doit d’être une priorité est l’accompagnement professionnel et individuel des enseignants également assujettis au sentiment d’écoanxiété. Ainsi, les établissements doivent pleinement endosser leur rôle dans la formation des enseignants aux enjeux écologiques en leur apportant un appui, financier et psychologique notamment. Alors que la diminution drastique du budget alloué à l’enseignement supérieur est envisagée, comment assurer un accompagnement cohérent des enseignants à une mise en récits inspirante des transitions pour lutter contre l’écoanxiété des étudiants ?