«Cette bestiole résistera à tout, même à une attaque nucléaire.» Alors que nous paraissons si proches d’une guerre mondiale atomisée, je me souviens de cette petite phrase du professeur Jürgen Lenz, prononcée il y a 35 ans à l’Institut océanographique de Kiel en Allemagne. Ce jour-là, je contemple un échantillon d’eau de mer au travers d’une loupe binoculaire. Le Professeur Lenz pointe d’étranges créatures de moins d’un millimètre de long, qui ressemblent à des chenilles boudinées et griffues. «On les nomme petits ours d’eau, ou tardigrades, m’explique l’universitaire, cela vient du latin Tardus gradus ; le marcheur lent. Toute l’humanité est occupée à s’autodétruire, mais les petits ours s’en foutent.»
Les tardigrades sont proches des arthropodes (1), mais ils sont tellement hors norme qu’ils disposent de leur propre embranchement au sein du règne animal. En sus de leur physique burlesque, ils sont devenus célèbres pour leur passion des extrêmes : on les trouve des sommets des Alpes, jusqu’aux abysses. Au laboratoire, les scientifiques ne parviennent tout simplement pas à les occire, même en les exposant à des températures de −270 à +150 °C, au vide spatial ou à des pressions équivalentes à plus de 50 km de profondeur d’eau. Les tardigrades affectionnent les milieux aquatiques et humides, comme les mousses, mais ils peuvent survivre pendant des décennies en l’absence d’eau et de nourriture : ils se dessèchent alors presque totalement et entrent en dormance. Beaucoup plus tard, par exemple au sortir des glaciers multimillénaires du Groenland, il leur suffit d’un peu d’eau liquide et hop, ils reviennent à la vie en quelques heures. Pour couronner le tout, certains tardigrades survivent à des doses de rayonnements ionisants 1 000 fois supérieures à celles mortelles pour les humains.
Afin de percer les mystères de cette incroyable résistance aux crises nucléaires, Courtney Clark-Hachtel et ses collègues de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill ont étudié Hypsibius exemplaris, un tardigrade souvent élevé en laboratoire (2). En exposant une population de l’étrange animal à des doses de rayonnement censées tuer 50 % des individus, les scientifiques ont constaté que ce martèlement radioactif endommage l’ADN des tardigrades. De telles destructions du code génétique devraient, logiquement, entraîner toute une série de dysfonctionnements des cellules, notamment des cancers. A leur grande surprise, les universitaires ont découvert que les tardigrades disposent d’une extraordinaire capacité à réparer leur ADN, et à maintenir ainsi toutes leurs fonctions vitales malgré l’irradiation. Notamment, au cours de l’expérience, certains des gènes permettent la réparation de l’ADN ont été sollicités 300 fois plus qu’à l’accoutumée. Ces gènes salvateurs, quand ils sont exprimés par des bactéries, permettent également de protéger ces organismes des effets des rayonnements.
La résistance des tardigrades à la radioactivité demeure cependant mystérieuse car, comme le notent les auteurs, «il est peu probable que les tardigrades aient été exposés à de fortes doses de rayonnements ionisants au cours de leur évolution». Certains présument que les petits ours d’eau, en s’armant contre les traumatismes causés par les sécheresses extrêmes et les périodes de disette, ont développé un patrimoine génétique résistant à bien d’autres stress. Ils auraient ainsi anticipé les principales menaces du XXIe siècle : crise climatique, effondrement de la biodiversité et apocalypse nucléaire…