Scandales sanitaires, crises climatiques, politiques de santé…, le Campus Condorcet organise le 21, 22 et 23 mars 2024 trois jours de débats et de rencontres sur le thème du «prendre soin». En attendant l’événement, dont Libération est partenaire, nous publierons sur ce site interviews, reportages et enquêtes sur les thématiques du forum. Fatoumata Ouattara participera le 22 mars à la table ronde «Avorter de façon non sécurisée».
Fatoumata Ouattara est anthropologue, chargée de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) à Marseille, au Laboratoire «Population Environnement Développement». Elle y mène plusieurs études, dont une sur les questions liées à l’avortement ; du point de vue des femmes mais aussi en matière d’action publique.
«J’ai travaillé sur la situation au Burkina Faso et au Bénin, deux pays d’Afrique de l’Ouest, où près de la moitié des avortements ont lieu dans des conditions dangereuses pour la santé des femmes. 13 à 15 pour cent des décès féminins y sont liés à un avortement non sécurisé. Au Burkina, il existe une loi qui restreint l’accès à l’avortement, alors qu’au Bénin, cette loi restrictive a été levée en 2021.
L’avortement est très mal vu d’un point de vue sociétal au Burkina. Le pays a été colonisé par la France et a hérité de la loi d’août 1920 (la simple incitation à l’avortement ou à une propagande anticonceptuelle était interdite) rédigée dans un contexte de dénatalité lié à la fin de la Première Guerre mondiale. Cette loi est toujours en vigueur au Burkina où, en tant que norme sociale, la pratique de l’avortement est encore désapprouvée. Personne ne dira que l’avortement est une bonne chose, même les femmes disent : «ce n’est pas bien». En dépit du nombre élevé d’avortements et des conditions non sécurisées de sa pratique, cette loi n’a pas bougé.
Pourtant le pays n’est pas fermé sur lui-même : des ONG et des Institutions Internationales travaillent au Burkina et discutent avec l’Etat. Pourtant, personne, hommes politiques compris, ne va pas se positionner en faveur de l’avortement. Une femme, à partir de sa majorité, est vue comme une procréatrice qui se doit d’enfanter. Le pays reste une société patriarcale. Les femmes qui se trouvent à des postes de gouvernance n’osent pas non plus toucher à ce dossier. De plus, l’avortement à risque reste un fonds de commerce pour ces gynécologues et infirmiers qui ont ouvert des cliniques. Les soignants sont les premiers à refuser ce changement car ils perdraient de l’argent.
L’enjeu de l’avortement offre pourtant la possibilité de dire «je prends acte de ce droit et cela constitue un enjeu pour mon corps». Il faudrait que les femmes se lèvent mais elles n’ont pas l’appui d’une société civile puissante pour se mettre sur la place publique et dire «on ne veut plus cela». Et cela vaut aussi pour celles qui ont risqué leur vie en pratiquant l’avortement.
Pour l’avenir, je suis néanmoins optimiste. Durant nos recherches, on a découvert qu’un médicament a été détourné en Amérique Latine pour des usages abortifs ; et la même chose se passe actuellement au Burkina. Cela permet d’entrevoir une perspective de changement à long terme. En sortant de l’approche strictement sanitaire, j’ai réalisé que cette question renvoyait au fonctionnement de l’Etat et à la déliquescence des systèmes de santé. Il touche à la reproduction sociale, à la domination… L’avortement constitue un enjeu de lutte des classes. Il dit aussi le rapport du local au global. Chacun se recroqueville sur ses prétendues «identités». Certaines femmes m’ont reproché de les «mettre à nu», de déranger ce qui était en place. Mais la force des réseaux sociaux, cette tension entre la volonté politique et l’ouverture sur le monde global risque de bouleverser cet équilibre actuel.»