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Le bruit des travaux de construction résonne un peu partout, une odeur de peinture fraîche flotte dans l’air de ce chantier du Cap. Ici, un nouveau laboratoire, ailleurs, un immense entrepôt qui abritera des super-congélateurs à -80 °C… L’Afrique du Sud est le moteur d’un ambitieux projet : la conception du premier vaccin à ARN messager (ARNm) du continent africain.
La pression est forte, mais elle ne semble pas altérer l’enthousiasme des scientifiques. «C’est comme un labyrinthe. Chaque pièce abritera une étape du processus d’élaboration du vaccin, détaille Caryn Fenner, directrice technique au sein de la start-up de biotechnologies Afrigen, qui a été choisie par l’Organisation mondiale de la Santé pour ce projet qu’elle soutient, dans le cadre de l’initiative Covax. Nous venons de créer la première réplique d’un vaccin à ARNm, à très petite échelle, pour l’instant. Mais c’est déjà un formidable pas en avant.»
L’Afrique du Sud compte déjà deux sites d’assemblage et de conditionnement de vaccins contre le SARS-CoV-2. Le géant pharmaceutique Aspen, dans la ville de Gqeberha, conditionne des vaccins de Johnson & Johnson, et l’institut Biovac, au Cap, devrait commencer à assembler le vaccin Pfizer d’ici à la fin de l’année. «Lorsqu’il sera à pleine capacité, le site devrait produire 200 millions de doses par an», prévoit Patrick Tippoo, directeur de Biovac, une entreprise fondée grâce à un partenariat public-privé avec le gouvernement sud-africain, qui a déjà obtenu des transferts de technologies de Sanofi Pasteur pour la production de vaccins pédiatriques, dont la commercialisation a débuté l’an dernier.
«Thérapie génique»
Mais l’OMS voudrait rompre le cycle de dépendance de l’Afrique face aux pays développés et augmenter les capacités de production de vaccins du continent. Universités, laboratoires pharmaceutiques et chercheurs sud-africains se sont ralliés à ce hub de transfert de savoir-faire. L’objectif, dans un premier temps, est de produire un vaccin sur la base du séquençage de l’américain Moderna, dont une partie des informations sont dans le domaine public.
«Les pays africains devraient avoir les moyens de produire leurs propres vaccins sans devoir dépendre de l’Europe, de l’Amérique du Nord ou de l’Asie pour les approvisionner, estime le professeur Patrick Arbuthnot, de l’Université de Witwatersrand, à Johannesburg. Nous travaillons sur la thérapie génique depuis plusieurs années. Il y a une longue histoire de recherches médicales en Afrique du Sud, le gouvernement y a beaucoup investi. Et une partie des recherches que nous menons consistent déjà à utiliser l’ARNm pour traiter des infections au virus de l’hépatite B. […] C’est aussi une technologie qui pourra être utilisée pour d’autres maladies.»
Avec l’appui de ce réseau de scientifiques, en à peine six mois, une réplique du vaccin Moderna a été développée par Afrigen, une société jusqu’à présent spécialisée dans la fabrication d’adjuvants, devenue la première en Afrique à maîtriser la formulation des particules lipidiques qui permettent notamment d’encapsuler l’ARN messager. Mais l’échantillon doit encore faire ses preuves. Les essais cliniques sur des humains n’auront lieu qu’à l’automne. Et ce vaccin ne pourra, a priori, pas être commercialisé. En effet, malgré une pression croissante, la réticence des firmes propriétaires de brevets à l’idée de partager leurs «recettes» et de rendre leurs vaccins libres de droits reste un obstacle.
Propriété intellectuelle
«La production reste concentrée dans une poignée de pays, majoritairement à hauts revenus, a constaté le patron de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, lors d’une visite au Cap début février. Si ceux qui possèdent la technologie ARNm la partageaient avec cette plateforme, nous pourrions accélérer, supprimer la nécessité de conduire des essais cliniques, et réduire la période de développement et d’approbation d’au moins un an.»
En parallèle, les scientifiques sud-africains travaillent à la conception d’un vaccin à ARNm unique, dont ils détiendraient alors la propriété intellectuelle. La production à grande échelle sera confiée à Biovac. «Grace à notre collaboration avec Pfizer, nous allons prochainement préparer et conditionner dans des flacons un vaccin à ARNm, mais nous restons dépendants de Pfizer pour l’approvisionnement de la substance pharmaceutique active, explique Ebrahim Mohamed, un chimiste qui travaille pour l’entreprise. Si celle-ci est produite en Afrique du Sud, nous avons la main sur toute la chaîne de fabrication.»
Une stratégie qui devrait permettre non seulement de contrer efficacement la pandémie de coronavirus mais aussi, par la suite, de lutter contre d’autres maladies. «Nous commençons déjà à nous pencher sur la malaria, la tuberculose, le VIH, explique Petro Terblanche, la directrice d’Afrigen. Des scientifiques d’une vingtaine de pays viendront se former ici. Il s’agit d’un projet avec une vision à long terme.»
10 % de vaccinés
Pour l’OMS, qui milite pour un accès équitable aux vaccins, la production locale est essentielle, et pourrait changer la donne en Afrique, où à peine 10 % de la population est vaccinée contre le Covid-19. Le mois dernier, l’organisation a annoncé que l’Egypte, le Kenya, le Nigeria, le Sénégal et la Tunisie ont également été choisis pour accueillir des unités de production. Le vaccin élaboré en Afrique du Sud devrait aussi, d’ici quelques années, être fabriqué dans d’autres pays à revenus faibles ou intermédiaires, en Asie, en Amérique latine, ou en Europe de l’Est.
«Notre approche est celle de la santé publique. Si nous développons un vaccin en Afrique du Sud à partir de zéro, nous ne ferons pas la même chose que ces grosses sociétés commerciales, qui refusent de partager leur propriété intellectuelle et n’enseignent rien à personne», dit le bio-informaticien Tulio de Oliveira, directeur du Centre pour la réponse épidémiologique et l’innovation. Ce spécialiste de la recherche génomique a permis l’identification des variants Bêta et Omicron du SARS-CoV-2 dans le pays. Il pense déjà au coup d’après : «L’idée, c’est que l’Afrique du Sud devienne un centre de formation, pour que des nations en développement puissent à leur tour acquérir ce savoir-faire.»