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Libération
Le Parlement des liens : tribune

Le cynisme a rompu le contrat social

La journée Libé du Parlement des Liensdossier
Pour l’historien et professeur d’histoire contemporaine Johann Chapoutot, l’obscurantisme criminel des pétroliers et l’ignorantisme au pouvoir face au changement climatique nous conduit à la mort – ou à la désobéissance civile.
Une action de Greenpeace France, ANV-COP21 et les Amis de la Terre à Paris en avril 2019. (Julien Hélaine/Hans Lucas. AFP)
par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne université
publié le 29 septembre 2023 à 3h00

Tout le monde sait, et depuis longtemps : dès 1971, Total bloquait en interne la diffusion des études montrant l’effet mortel des gaz à effet de serre, donc de l’exploitation pétrolière et gazière. Les pétroliers savaient, et ils ont fait comme l’industrie du tabac : ils ont masqué, menti, dissimulé et trompé pour pouvoir continuer à tuer en toute quiétude, car la mort est, sinon leur métier, du moins leur profit. Ils monétisent tout, c’est leur talent : c’est de la mort qu’ils tirent leurs revenus, leurs bénéfices, leurs dividendes.

Plus de cinquante ans plus tard, les mêmes pétroliers «assument» – mot hideux et inepte qui métastase dans les «éléments de langage» et qui signifie, en réalité, qu’ils n’assument rien du tout. A un paléoclimatologue qui rappelle le consensus scientifique sur le dérèglement du climat par le capitalisme contemporain, le PDG de Total répond «désolé», il y a «la vie réelle» – sa vie réelle à lui, ce sont des abstractions chiffrées (celles des morts, des températures, mises en balance avec celles de comptes en banque, dont le sien, qui défraye la chronique, et des profits ahurissants de son entreprise), et non les réalités sensibles des fournaises, des feux, des orages tropicaux et des inondations.

Cet individu «assume» (par antiphrase) d’être un criminel contre l’humanité et le vivant. C’est à ça qu’on les reconnaît : des cigarettiers qui tuent, des constructeurs automobiles qui rachètent des lignes de train et de tramway pour les fermer, la chronique monstrueuse du capitalisme en est tissée – et il y a même des séries Netflix pour héroïser, au même titre que les tueurs en série, ces bonimenteurs assassins. Leur conception de l’intérêt privé, ils l’opposent frontalement à l’intérêt général, car ils ont encore l’espoir de s’en sortir, comme le montre le boom des bunkers privés, des îles artificielles ou les fantasmes morbides d’échappée belle sur Mars.

Mais quid des «décideurs» politiques ? Comment expliquer ce nihilisme tranquille, qui les conduit à ne rien faire ou à aggraver la dévastation ? Clientélisme électoraliste, assurément : ce sont les nantis qui votent, et qui votent pour eux, ceux qui se satisfont du monde tel qu’il va, ou plutôt tel qu’il ne va pas. Cynisme carriériste, c’est évident : ils sont élus par des intérêts privés, et leur subsistance, en sortie de mandat, tiendra aux jetons de présence, missions de conseil, conférences rémunérées dont les dévastateurs leur feront l’aumône. Mais peut-être, aussi, anesthésie cognitive. Peut-être ne voient-ils pas ce que nous voyons, car ils ne disposent pas des bonnes catégories : arc-boutés sur le XIXe siècle (l’extraction, la production de valeur, la croissance…), ils ne comprennent rien au XXIe. Anesthésie sensible également : indifférence au vivant, animal ou végétal, absence radicale d’émotion face à la beauté du monde – ce qui expliquerait leur absence d’empathie à l’égard de tout ce qui ne se confond pas avec eux et avec leur intérêt.

Ils n’habitent pas le bon univers mental. A l’instar du pétrole et du gaz, ce sont des fossiles, au système nerveux sclérosé, calcifiés dans la violence égoïste, dans les idées macabres qui ont produit les catastrophes du XXe siècle (compétition, performance, avidité…).

Face à cela, les scientifiques sont de plus en plus nombreux à entrer en désobéissance civile, effarés que l’on ne les écoute pas un minimum, accablés par cet obscurantisme criminel qui détruit tout. L’ignorantisme au pouvoir a rompu le contrat social : l’obéissance aux normes n’assure plus notre survie et contribue, au contraire, à la maladie et à la mort. Tout le monde, ou presque, commence à en tirer les conséquences, mêmes légales.