Les samedi 2 et dimanche 3 mars, le musée du quai Branly-Jacques Chirac organise une nouvelle édition de «L’ethnologie va vous surprendre !» sur le thème du corps. Partenaire de l’événement, «Libération» publiera le lundi 26 février un supplément dans le quotidien et un dossier spécial à retrouver sur notre site.
Médiatisé ou source de stigmatisation, le corps amputé et appareillé est un sujet anthropologique particulier, complexe et captivant. Rencontre avec l’anthropologue Paul-Fabien Groud qui travaille sur la thématique des corps réparés.
Pouvez-vous nous parler de ce que vous appelez «l’enchantement prothétique» ?
Ce terme contemporain correspond à l’idée en vogue depuis le début des années 2000 et plus particulièrement après 2010 d’un corps réparé, et même augmenté, grâce à la technologie. Une profusion d’images et de discours très technophiles sont en effet apparus à cette période, sur Internet, à travers les réseaux sociaux ou les médias, portés par des figures médiatiques, comme Oscar Pistorius, cet athlète équipé de prothèses avec des lames de course qui a établi plusieurs records handisports. Ces exploits sont venus nourrir les courants transhumanistes et posthumanistes qui assurent que le futur passera forcément par un corps prothésé, pour les personnes en situation de handicap mais aussi les autres. Aujourd’hui, cet enchantement prothétique continue à se déployer dans les médias avec l’exposition de prothèses toujours plus high-tech et de femmes et d’hommes dits «bioniques» .
Face à cela, vous opposez la réalité du vécu des personnes amputées…
En tant qu’anthropologue, je me suis intéressé au paradigme de ce discours afin de montrer comment cet enchantement prothétique est ambivalent. Bien sûr, je ne nie pas certains aspects positifs de cette idée. Elle permet notamment un basculement dans l’image du handicap, de le déstigmatiser, ce qui est positif. Mais en même temps, elle se base sur un modèle technovalidiste et néolibéral, à savoir un corps réparé réparable, uniformisé, performant et productif. Surtout, ces discours sont à l’opposé de la réalité vécue par les personnes amputées. A travers mes enquêtes de terrain, j’ai pu souligner cet écart et tout ce que ce techno-enchantement ne montre pas : qu’est-ce que c’est de vivre avec un corps amputé, et une prothèse. Beaucoup de personnes amputées sont âgées et veulent juste un retour à la vie «ordinaire», une prothèse bien adaptée à leur corps, qui ne blesse pas, qui puisse être utilisée le plus possible, dans leur vie de tous les jours. Elles ne souhaitent pas forcément reprendre le sport et battre des records. Finalement cette approche techno-enchantée masque cette réalité et balaie la diversité des vécus.
Comment en êtes-vous arrivé à ces travaux de recherche ?
Je me suis toujours intéressé au handicap, d’abord mental puis physique, lorsque je me suis tourné vers l’anthropologie. C’était alors l’émergence de figures médiatiques comme Oscar Pistorius. Dans ma thèse, j’ai souhaité étudier au plus proche du terrain comment on vit avec la perte d’un membre, avec les recompositions corporelles qui s’ensuivent au niveau du moignon et du membre fantôme, et ce qui vient s’adjoindre avec la prothèse. A travers mon travail d’enquête, j’ai pu rencontrer des personnes amputées, des soignants, des fabricants de prothèses, d’autres chercheurs en sciences humaines et sociales ou en ingénierie robotique, des milieux très différents et variés.