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Analyse

Le pouvoir révélateur de la photographie

La discipline a longtemps suscité la méfiance des chercheurs. Son utilité convainc désormais, permettant à la recherche d’aller à la rencontre de groupes sociaux invisibilisés.

A Braux, en Côte-d'Or (2015), chez des maraîchers biologiques. (Claire Jachymiak)
Publié le 20/10/2025 à 22h47

Comment réconcilier métropoles et campagnes, périphéries et centres-villes, écologie et habitat ? Plongée, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) dans les initiatives qui améliorent les politiques urbaines.

Ici l’isolement, les doutes et les liens d’une jeunesse de villages (le photographe Cédric Calandraud en Charente, 2019-2024), là les trajectoires singulières des populations précaires d’une petite ville de l’Yonne (Jean-Robert Dantou à Tonnerre, 2017-2022). Ici la diversité de cette myriade de microterritoires périphériques rayés de l’iconographie française contemporaine (Nelly Monnier et Eric Tabuchi, partout en France, depuis 2017), ou encore ces existences sur un fil dans les rues de Paris (Myr Muratet, Paris Nord)… Et si les photographes étaient, pour saisir le réel lorsqu’il est éloigné, les meilleurs alliés des sciences sociales ? L’idée, bien aidée par une série d’épatants travaux publiés ces dernières années, gagne du terrain en France.

«Née aux Etats-Unis au début du siècle dernier, la sociologie visuelle [enquêter sur ou avec l’image, ndlr] a mis du temps à se frayer un chemin dans la recherche française, retrace le spécialiste Fabio La Rocca, sociologue et maître de conférences à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Cette dernière, marquée par la pensée cartésienne, s’est longtemps méfiée et inquiétée d’un usage de l’image à des fins scientifiques. L’anthropologie puis la sociologie ne s’en sont saisies qu’à partir des années 80-90.»

«La photo a fait son trou»

Si la suspicion originelle n’a pas totalement disparu, l’intérêt d’inviter la photographie à la table des sciences sociales connaît actuellement un regain. «Des critiques demeurent mais c’est acquis : la photo a fait son trou, estime Fabio La Rocca. Elle est par exemple très mobilisée dans les recherches urbaines, et pour aller à la rencontre de groupes sociaux invisibilisés [sans-abri, migrants] ou en demande de visibilité [Gilets jaunes].»

Appliquée à l’humain, la photographie est de fait pleine de ressources. «Elle a une vraie fonction heuristique, au sens où elle permet des découvertes», souligne le doublement outillé Jean-Robert Dantou – il est photographe et chercheur en sciences sociales. «La situation d’interaction photographique met en jeu les corps d’une manière qui n’est pas celle de l’entretien, explique-t-il. La personne se déplace dans l’espace, se met elle-même en scène. Si on les observe et si on les prend au sérieux, ces éléments peuvent être passionnants d’un point de vue de la recherche».

Un pouvoir révélateur qui s’applique également aux territoires… Ainsi du projet hors normes (et très apprécié des chercheurs) des photographes Nelly Monnier et Eric Tabuchi, qui alimentent depuis 2017 leur Atlas des régions naturelles (ARN) : une encyclopédie photographique exhaustive des paysages français (30 volumes et 50 000 images prévus à terme…). «Dans la société actuelle, pas d’image = pas d’existence, souligne le duo. C’est le but de l’ARN : aller dans ces lieux que personne ne photographie, les montrer pour affirmer qu’ils existent. Combler ce vide iconographique est important parce qu’il fabrique de la frustration.» Un arpentage jusqu’auboutiste et de long cours jalonné d’apparitions : plateformes logistiques et distributeurs automatiques de pizzas, champs d’éoliennes et photovoltaïques, salles Basic Fit et Teslas… Et de disparitions : usines, flux d’énergie, ou même couleurs et décorations, progressivement effacées du bâti… Autant de signes des mutations à l’œuvre. «Si notre travail résonne évidemment avec les sciences sociales, précisent les deux artistes, nous ne revendiquons pas un regard de scientifiques. A ces derniers, s’ils le souhaitent, de s’en saisir.»

Dialogue entre les disciplines

Côté chercheurs, les dispositifs et usages de la photographie sont fort variés. Certains exploitent donc les images déjà produites par les photographes, quand d’autres se saisissent eux-mêmes de l’objectif pour produire celles qui guideront leur recherche. Certains utilisent la photo-élicitation – montrer des photos en lieu et place des questions verbales lors des entretiens – quand d’autres utilisent l’outil photographique pour coproduire avec les membres du groupe social enquêté les connaissances scientifiques. Autre configuration, enfin, ce que les Anglosaxons nomment le native image making : demander à un groupe de produire lui-même les photographies de sa réalité sociale, pour ensuite analyser cette production et stabiliser son sens.

Plus rare (parce que difficile à financer) est la formule que défend Jean-Robert Dantou : une collaboration directe entre photographes et chercheurs. Il l’a lui-même expérimentée plusieurs fois, dont l’une associée à l’équipe de recherche de la sociologue Florence Weber et de l’économiste Agnès Gramain sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes. De ce dialogue entre les disciplines, il retient deux effets : «La capacité de la photo à faire apparaître des profils que la recherche n’avait pas détectés [ici celui d’aidants hommes en grande demande de visibilité] et son pouvoir vulgarisateur, via des expos en marge des colloques et conférences, amplifiant la visibilité et la diffusion de la recherche elle-même.»