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Libération
Solutions solidaires: tribune

«Le retour du travail», par Paul Magnette

L’universitaire et l’homme politique belge, a publié «L’autre moitié du monde», essai sur le sens et la valeur du travail.
Paul Magnette à Bruxelles le 2 novembre 2023. (Valentin Bianchi/Valentin Bianchi)
par Paul Magnette, universitaire et un homme politique belge francophone, auteur de "L'autre moitié du monde", essai sur le sens et la valeur du travail
publié le 2 février 2024 à 5h14
(mis à jour le 8 février 2024 à 11h54)

Solutions solidaires

Avec tous les territoires engagés pour des solutions solidaires, le Département de la Gironde, la Ville de Bordeaux, la Fondation Jean-Jaurès, Libération et plus de 60 organisations composant le Pacte du Pouvoir de Vivre proposent de débattre de six grandes solutions. Qu’elles soient éprouvées ou encore à expérimenter, ces solutions sont autant d’outils mis à la portée de toutes et tous pour tenter de fabriquer ensemble une écologie solidaire. Pour en discuter, rendez-vous le 9 février prochain dans les locaux du département de la Gironde.

La transition climatique affecte toutes les dimensions de notre existence : nos manières d’habiter, de nous nourrir et de nous déplacer, nos biens de consommation et nos loisirs. Elle affecte aussi, et affectera toujours plus, nos manières de travailler. Les institutions économiques internationales multiplient les rapports indiquant que la double révolution technologique en cours, énergétique et digitale, fera disparaître des millions de postes de travail, en même temps qu’elle en créera des millions d’autres. Une «grande transformation», aussi vaste et profonde que celle qui s’est produite entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, se déroule sous nos yeux, sans que nous en prenions clairement conscience. L’histoire enseigne pourtant, comme l’ont écrit Simone Weil et Karl Polanyi au moment de l’avènement du fascisme, que quand le travail se transforme brutalement, c’est toute la société qui est bouleversée. Dans les régions industrielles historiques, où prospère l’extrême droite, le travail est non seulement la seule source de subsistance, il est aussi la manière pour les ouvriers de définir leur rapport au monde et leur identité, et l’espoir de voir leurs enfants connaître une vie meilleure. Sa disparition soudaine, au gré des délocalisations et des restructurations, prive les classes laborieuses de leurs revenus, mais aussi de leur statut et de leurs droits, de leur identité collective et de leurs espérances. Ce que les forces conservatrices et réactionnaires, brandissant la «valeur travail» pour dresser les travailleurs précaires contre les chômeurs et les étrangers, ont parfaitement compris.

«Déracinés»

Toute perspective écosocialiste sérieuse doit replacer le travail au cœur de ses luttes. En réaffirmant d’abord sa centralité, contre le mythe de la «fin du travail». C’est la grande leçon de la pandémie, trop vite occultée. Nous aurons toujours besoin de femmes et d’hommes pour produire et distribuer notre alimentation, bâtir et entretenir nos lieux de vie, éduquer nos enfants et soigner nos malades… L’enjeu est moins de se libérer du travail que de le libérer des rapports de domination qui le traversent – et dont les femmes et les personnes issues des milieux populaires ou d’origine étrangère sont les premières victimes.

Cela suppose de s’attaquer au mythe libéral de la «destruction créatrice», et de plaider pour une planification écologique et sociale, ancrée dans les mobilisations démocratiques que portent les pionniers de la transition, tels les gilets jaunes hier ou les agriculteurs aujourd’hui. Plutôt que de subir la «grande transformation», il faut l’anticiper, en s’appuyant sur les forces syndicales : identifier les secteurs menacés et les filières émergentes, établir une authentique politique industrielle européenne, mettre en place de vastes programmes de formation professionnelle… Cela implique aussi de répartir justement le travail, pour que chacun conserve du temps pour soi. Et de continuer à se battre, dans les entreprises, pour la qualité de l’emploi et des salaires justes. De poursuivre le développement des services publics universels. Mais aussi d’instituer, à côté du marché et de l’Etat, une troisième sphère de reconnaissance du travail, en donnant enfin la place qu’il mérite au vaste champ de l’économie sociale et solidaire, où s’inventent déjà les métiers de la société décarbonée, ceux qui prennent soin de la nature et des humains, qui réparent ce que le marché a tant abîmé. Pour que le plein emploi redevienne l’horizon de la gauche, et que les déracinés de notre temps retrouvent leur espoir et leur dignité.