Culture, éducation, justice, information, sciences… Syndeac, le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, organise en 2025 une série de débats pour souligner le rôle et l’importance des services publics dans la société. Une série d’événements dont Libération est partenaire. Retour sur le débat «Les défis du service public de la santé», le 6 octobre à Marseille.
Quelques jours d’écart seulement séparent Robin Renucci et Michèle Rubirola, qui fêteront tous deux en juillet leurs soixante-dix ans. Et tous deux semblent ravis de se voir, en cette matinée qui débute par un café accoudé au zinc des Grandes Tables, le restaurant du théâtre La Criée à Marseille – que Robin Renucci dirige depuis 2022.
La première adjointe au maire a réussi à dégager un peu de son emploi du temps chargé pour échanger avec l’homme de théâtre autour de la nécessité de protéger nos services publics, notamment celui de la santé. Des valeurs qu’ils partagent — comme leur amour pour cette ville de Marseille, chargée d’histoire et en première ligne face à nombre de nos crises contemporaines.
Avant d’être une personnalité politique, Michèle Rubirola est d’abord médecin généraliste ; elle a notamment exercé dans les quartiers nord, auprès de populations précaires. Particulièrement attaché aux questions de décentralisation culturelle, Robin Renucci, qui a fait ses armes chez les pionniers du théâtre populaire, s’attache quant à lui à faire de La Criée une «maison du peuple» : un lieu de rencontre avec l’art, certes, mais aussi de débat et d’éducation, ouvert à tous. Rencontre.
Michèle Rubirola, comment décririez-vous l’établissement public de santé qu’est l’AP-HM (Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille), dont vous présidez aujourd’hui le Conseil de surveillance ?
Michèle Rubirola : Organisé autour des trois pôles du soin, de l’enseignement et de la recherche, l’AP-HM est depuis 1958 le fleuron de notre modèle sanitaire français. Si j’ai pu devenir médecin, c’est grâce à cet accompagnement, cette formation et cette prise en charge unique. Son excellence n’est pas assez mise en avant : quand on a une pathologie rare, c’est à l’AP-HM qu’on se rend en premier. Et si l’hôpital manque certes d’un bon coup de peinture, cela ne nuit en rien à cette excellence thérapeutique qu’il faut préserver. Une pédiatre de l’Hôpital Nord [situé dans les quartiers nord de la ville, ndlr] m’apprenait par exemple récemment, dans le cadre d’une conférence sur les perturbateurs endocriniens, tout ce que son service a mis en place pour être à la pointe de la vigilance sur le sujet. Ce personnel agit souvent sans parler, et l’étendue de ses actions est méconnue du grand public.
Dans le contexte de restriction budgétaire actuelle, qui fragilise notamment ces services publics de proximité, quels sont les principaux défis que l’AP-HM doit relever ?
M.R. : L’accès de tous à la médecine, qui s’impose comme un besoin et un droit. Marseille essuie un déficit de médecine de proximité, conséquence du numerus clausus qui a limité le nombre d’étudiants pouvant prétendre à des études de médecine. C’est regrettable, surtout compte tenu de la dégradation des conditions de vie de nos concitoyens, ce qui n’est pas sans influence sur la santé. Prenez l’accès au logement par exemple : les habitats insalubres dégagent des polluants toxiques, qui font partie des facteurs de cancers et maladies chroniques que doit ensuite absorber l’hôpital. Finalement, tout est lié…
Robin Renucci : Tout est lié car le soin, ce n’est pas seulement l’hôpital ou la santé, mais aussi l’éducation, le transport, l’écologie, l’eau, bref, tout ce qui nous éloigne de la maladie. En prenant appui sur nos besoins physiologiques, nous avons construit des droits : à la santé, à l’éducation, au logement… Ces services publics, terreau de notre démocratie, sont profondément interdépendants et aujourd’hui, ils sont fragilisés par les menaces que font planer des courants méfiants envers la science et l’intellectualisme — le discours de Donald Trump, pour ne pas le citer. Si la France ne maintient pas le sens de cette commune socialité malgré ces coups de butoir, c’est tout ce que nous avons bâti depuis 1945 et le Conseil National de la Résistance qui risque de s’étioler.
Au printemps dernier, le projet collectif 99 Soignant•es a réuni sur la scène de La Criée une vingtaine de soignants de l’AP-HM. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’origine de cette création ?
R.R. Un théâtre est une maison du peuple où petits et grands récits se tissent à partir de la vie des gens et leurs expériences. Avec le directeur de l’AP-HM François Crémieux, nous avons souhaité illustrer ce lien entre culture et santé en donnant la parole aux concernés — praticiens mais aussi aides de salle, personnel administratif… - pour reconstruire la longue chaîne qui unit le patient au soignant. Les participants ont aussi pu travailler leur rapport à l’expression orale lors d’ateliers sur le souffle. «Le souffle», cela évoque également tout autre chose, de l’ordre de l’éthique, du soin, de la fin de vie. Et que cet atelier ait lieu à «La Criée», endroit de l’expression vocale populaire, offre encore une autre résonance à cette image.
Comment ce que traverse l’APHM peut-il résonner avec les objectifs d’une scène nationale comme La Criée ?
R.R. L’hôpital est un lieu destiné à accueillir la plus grande diversité de population, au-delà des origines et croyances de chacun. Ici aussi, à La Criée, nous souhaitons élargir cette base sociale du public, que tous les arrivants puissent avoir accès à cette maison du peuple via l’éducation populaire. C’est aussi le travail d’un centre dramatique national de mettre la thématique des services publics au cœur de sa programmation.
L’an dernier, pour parler du travail de SOS Méditerranée sur l’accueil, j’avais programmé le spectacle Abysses de Alexandra Tobelaïm, autour de Lampedusa. Cette saison, on pourra voir le spectacle de Lorraine de Sagazan sur la justice, Léviathan ; et celui de Maurin Ollès, Hautes perchées, sur l’addiction à la drogue et la manière dont l’institution se saisit de cette question. C’est une autre manière de représenter ces interdépendances : les obstacles rencontrés sont les mêmes partout, et il n’y a pas besoin d’être malade pour se soucier de l’hôpital, ou en prison pour se soucier de la justice.
M.R. Pendant mes études de médecine, j’ai participé à des ateliers sur le modèle du théâtre-forum [méthode de théâtre interactive qui permet par le biais du jeu de faire émerger une réflexion autour d’un thème choisi, ndlr], notamment au début de l’épidémie de VIH. Nous avions mis en scène le parcours du combattant que devait affronter le malade, les innombrables démarches l’envoyant de guichet en guichet dans des délais bien trop longs… Grâce à son pouvoir de représentation, le théâtre permet une autre prise de conscience. Il est donc essentiel de créer des spectacles qui représentent, par exemple, les usagers de drogue autrement que sur le mode de la répression. C’est un outil supplémentaire pour mesurer combien certaines mesures centralisées sont déconnectées de ce que traversent vraiment les populations, qu’il s’agisse des soignants ou patients.
L’ONG Médecins du Monde a alerté récemment sur le difficile accès à l’aide médicale d’État (AME). Marseille, ville portuaire de la Méditerranée, est particulièrement concernée par cette question de l’accueil…
M.R. : L’AME est un droit de plus en plus menacé, ce qui montre combien gagnent en puissance le repli sur soi et le rejet de l’autre. Face à ces atteintes, heureusement que des ONG comme Médecins du monde sont là ! Aujourd’hui, c’est ce tissu associatif qui pallie le déficit du droit commun. Or, défendre ces structures qu’on subventionne nous vaut régulièrement des attaques débridées dans l’hémicycle… Je suis révoltée quand j’entends crier à l’assistanat : 30 % des personnes qui pourraient le faire n’ouvrent pas leurs droits, car ils ne savent pas à quoi ils peuvent prétendre ou n’osent simplement pas le faire.
Qu’appelez-vous de vos vœux pour ces services publics menacés ?
M.R. Tout repose encore beaucoup sur les individus et leur dévouement au quotidien, alors qu’il faudrait pouvoir s’appuyer sur les institutions en tant que telles. François Crémieux à l’AP-HM, Robin Renucci à La Criée, moi-même ajointe à la santé : cet alignement permet certaines actions, mais l’équilibre peut être bouleversé au premier changement de poste, alors que les institutions sont toujours les mêmes !
R.R. Nous devons tout faire pour continuer à échanger avec nos concitoyens. Une maison de culture, c’est un lieu d’expérience esthétique, certes, mais aussi un lieu de débat où on vient dire ce qu’on fait, quels sont nos besoins, et rappeler le droit. En tant que directeur d’une scène nationale, j’ai celui de programmer des pièces qui ont du sens, socialement et politiquement. J’ai travaillé à faire respecter le droit à l’éducation et à la culture dans la ruralité profonde de la Corse, ce qui a pu se faire grâce aux collectivités locales, et je demeure convaincu que pour créer des récits forts, il faut s’intéresser aux missions des autres services publics, mettre en lumière ces translations et intercommunications. Face à une pensée néolibérale de plus en plus débridée qui ne conçoit la société que comme une somme d’individus, il est plus important que jamais de créer du social et du collectif. On peut parler de résistance, mais ce terme porte en lui la notion de confrontation. Je préfère parler d’insistance, sur ce qui fait la force de notre commune humanité.