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Solutions solidaires: tribune

Le temps est-il un capital comme un autre?

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Nous vivons un véritable harcèlement temporel qui fait perdre au travail son sens et sa valeur. Il est temps… de s’en apercevoir.
Le «lean management», qui vise à éliminer les temps morts au travail, s'est imposé dans tous les secteurs professionnels, et même dans les loisirs. (Reza Estakhrian/Getty Images)
par Hélène L'Heuillet, maître de conférences HDR Faculté des Lettres de Sorbonne-Université UFR de philosophie
publié le 6 octobre 2022 à 14h00
Démissions, difficultés de recrutement, télétravail, quête de sens… Comment réenchanter le travail? Libération organise, en partenariat avec Solutions Solidaires, un forum live le 18 octobre prochain, en direct du journal.

Il est un aspect du Capital longtemps passé inaperçu, c’est que le secret de la plus-value réside dans son caractère temporel. Marx y a montré que le salariat permet qu’existe un écart entre le travail rémunéré et le travail effectif, rendant ainsi invisible autant qu’imparable le prélèvement du surtravail. La capitalisation du temps a connu des étapes. Nous sommes aujourd’hui parvenus au point d’une traque sans merci des temps «morts». D’abord expérimenté dans les années 80 au Japon, le lean management, ce régime «amaigrissant» visant à réduire les coûts par la réduction des intervalles entre les opérations, a imposé son calcul jusque dans les professions intellectuelles, gagnant même la sphère des loisirs, eux aussi soumis à une implacable logique de rentabilisation. Il en découle un contrôle accru du détail des journées par des contrôleurs méfiants et des contrôlés habités d’un sentiment de culpabilité permanent.

La pandémie, en généralisant le télétravail, a donné un nouveau coup d’accélérateur à cette disparition quasi-totale du temps subjectif au travail. Dans cette histoire, le sens de la notion de «travail effectif» s’est perverti. D’outil critique destiné à faire reconnaître le travail réel, celle-ci est devenue un instrument du morcellement de la temporalité. Nous fragmentons le temps pour pouvoir en maximiser la production, comme, au début du capitalisme, les métiers ont volé en éclats.

Nous vivons un véritable harcèlement temporel qui fait perdre au travail son sens et sa valeur. Car, au travail, les temps morts font partie du travail vivant de qui n’est pas encore complètement un robot. Un être en voie de réification ne peut plus travailler, s’il est vrai que le travail requiert une installation dans une temporalité attentive à la tâche à accomplir. La demande de temps, aujourd’hui, porte moins sur un temps hors du travail que sur un temps au travail pour accomplir correctement celui-ci.

Faute de crier que le temps n’est pas une marchandise, les travailleurs et travailleuses multiplient les protestations sous forme de défections. Le nombre de démissions, même risquées, est historiquement haut en 2022, les reconversion de hauts diplômés vers des métiers manuels autrefois disqualifiés sont de moins en moins rares, et les difficultés de recrutement touchent des pans entiers de la vie sociale, comme l’école ou l’hôpital. Même si la raison alléguée exprime bien souvent le vœu d’avoir du temps, de tels mouvements témoignent que le temps n’est pas un capital comme un autre. Quand on ne peut plus habiter la temporalité, on s’épuise physiquement et psychiquement. Au-delà même des burn-out, le scandale des usines Buitoni, où on manquait de temps même pour le ménage, témoigne de la dangerosité du capitalisme temporel.