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Climat Libé tour Bordeaux: interview

«L’enjeu du moment, c’est le passage à l’échelle de la sobriété»

Pour l’ingénieur Philippe Bihouix et la docteure en énergétique Yamina Saheb, les tensions géopolitiques sur les matières premières auraient été là même sans la transition énergétique. D’où la nécessité de mobiliser collectivement citoyens, entreprises, et institutions et sortir des logiques néolibérales.
Des déchets électroniques sont triés au Bureau de recherches géologiques et minières, à Orléans en juin 2021. (Christophe Archambault/AFP)
publié le 15 mai 2025 à 20h12

Tensions autour des terres agricoles et des métaux rares ukrainiens, des mines de cobalt du Congo, ou des ressources minières du Groenland : la volonté de s’approprier des ressources stratégiques est devenue le carburant des tensions géopolitiques actuelles. Ne pas s’engager dans la course aux minerais serait-il un moyen d’éviter les conflits ? La docteure en énergétique Yamina Saheb a lancé le Laboratoire mondial des sobriétés, qui publiera prochainement un rapport sur la réduction du besoin en ressources dans des scénarios de sobriété. Encore faudrait-il parvenir à mettre en place une «sobriété systémique», comme le propose l‘ingénieur Philippe Bihouix dans sa BD Ressources (éd. Casterman, 2024, avec Vincent Perriot). Entretien croisé.

Comment la sobriété pourrait-elle être une réponse au désordre géopolitique mondial ?

Yamina Saheb : L‘une des raisons des tensions géopolitiques actuelles est la course pour le contrôle des matières premières nécessaires à la «transition» écologique. La sobriété réduit la demande pour ces ressources parce qu’elle nous impose de partir des besoins humains et non des solutions déjà existantes, qui perpétuent une production industrielle qui est aujourd’hui surdimensionnée. Les théories philosophiques sur la sobriété proposent de réfléchir entre deux limites : une limite basse et une limite haute. La limite haute, c’est celle que nous impose le «système Terre», ce sont les neuf limites planétaires (changement climatique, cycle de l‘eau, érosion de la biodiversité, etc.). La limite basse, c’est une forme de suffisance : il faut que chacun ait suffisamment pour son bien-être. Le bien-être peut être défini comme la satisfaction des besoins essentiels des êtres humains : ces besoins sont les mêmes qu’on habite à Paris, New York ou Dakar, parce que nous appartenons à la même espèce.

Philippe Bihouix : Je voudrais nuancer. Bien sûr, il y a des besoins essentiels, qui sont métaboliques car il faut manger, boire, etc. Mais on pourrait assurer notre apport nutritionnel en ne mangeant que de la bouillie, et je ne suis pas sûr que cela assurerait notre bien-être. Cette question des besoins me pose problème : plaquer des besoins universaux et standards et affirmer qu’on peut quantifier un minimum pour répondre à ces besoins me semble négliger des différences aussi bien dans les situations personnelles que dans les parcours culturels. Je crois plutôt, comme René Girard, que la plupart des besoins de l‘être humain sont construits sur le regard de l‘autre. Il y a un besoin de mobilité pour aller à son travail, certes ; mais si je vois des touristes spatiaux qui s’éclatent dans l‘espace, je vais avoir envie d’y aller moi aussi ; en attendant de pouvoir me payer la navette spatiale, je vais prendre l‘avion pour aller à Bali, et si Bali est trop cher, j’irai à Budapest. Donc aborder le sujet en fixant un minimum, c’est difficile, parce que le minimum américain n’est pas le même que le minimum chinois ou pakistanais.

Y.S. : C’est parce qu’on prend les choses par le mauvais bout. La grande confusion, depuis un siècle, c’est qu’on a confondu les besoins avec la manière dont on les satisfait. Reprenons l‘exemple du besoin de mobilité : la réponse qui a été apportée, depuis Ford, c’est la voiture individuelle. Alors, tout le débat se focalise sur la voiture, on se demande si elle doit être électrique, plus grosse, autonome, etc. Mais la voiture individuelle n’est qu’un moyen de répondre au besoin de mobilité, et il y en a d’autres – le train, les transports collectifs, la voiture partagée, etc.

Mais dans cette perspective, comment organiser cette sobriété, de sorte qu’elle devienne une sobriété systémique et non pas seulement individuelle ?

P.B. : Depuis 2022, suite à l‘explosion des prix de l‘énergie liée à la guerre en Ukraine, la sobriété a été mobilisée par les institutions et les entreprises. Mais pour les entreprises, cette sobriété rime avec efficacité (optimiser les processus, etc.), d’une manière assez classiquement technosolutionniste ; et pour les particuliers, on parle de baisser le chauffage, de covoiturer un peu, dans une logique individuelle volontaire. Je préfère mobiliser la sobriété systémique, qui est une sobriété organisée, régulée, décidée démocratiquement, que ce soit à l‘échelle d’un Etat-nation ou à d’autres échelles. Continuons sur l‘exemple des voitures : je veux bien utiliser un véhicule de 200 kilos, mais si je me balade sur les mêmes routes que des SUV de 2 tonnes, il va y avoir des tensions. Si on organisait la mobilité vers plus d’intermodalité, avec un système de routes dédiées pour les vélos, des véhicules légers, cela fonctionnerait mieux. Et surtout, il faudrait réduire la mobilité contrainte, les kilomètres parcourus au quotidien, ce qui ouvre des questions sur l‘aménagement du territoire, la place des métropoles, la répartition des emplois, de l‘offre commerciale, des activités sociales et culturelles, etc. Dans les grandes villes, où la question du logement est toujours aiguë, on pourrait expérimenter des mécanismes de «recohabitation», en incitant à l‘accueil d’étudiants par des familles dont les enfants ont eux-mêmes déjà quitté le foyer, avec une puissance publique qui pourrait jouer le rôle de tiers de confiance, mettre les gens en relation, comme pour le covoiturage du quotidien. A l‘échelle d’une ville comme Bordeaux, on pourrait «produire» des centaines de logement par an sans construire un seul mètre carré.

Y.S. : Un autre élément freine la prise en compte de la sobriété : j’ai récemment été contactée par des membres du Trésor qui avaient planché, en 1979, sur un scénario de sobriété. Ils avaient fourni une réflexion solide, commandée dans la foulée des chocs pétroliers de 1973 et 1979. Pourquoi personne ne fait-il jamais référence à ce scénario ? Parce qu’après 1979, l‘Etat a relancé un grand programme de centrales nucléaires, et a été confiant sur le fait de pouvoir compter sur une énergie abondante - alors, leur travail a été complètement enterré, et plus personne ne s’en souvient.

Continuons à réfléchir à partir de ce scénario : on fait souvent rimer sobriété avec énergies renouvelables, par exemple avec la mobilité électrique. Comment engager cette transition, si la majorité des ressources nécessaires à cette transition énergétique (lithium, cobalt, terres rares, etc.), proviennent de pays autoritaires ou climatosceptiques ?

Y.S. : Commençons par rappeler que la voiture individuelle électrique est proposée comme solution parce qu’on se projette à horizon 2050 dans un monde qui n’a pas évolué, mais dans lequel on s’est donné l‘objectif d’atteindre la neutralité carbone - qui n’est d’ailleurs qu’un des pans d’action qu’on doit entreprendre. La sobriété n’est pas juste une question d’énergie : c’est un grand malentendu que de croire cela.

P.B. : Pour les matières premières, la transition énergétique n’est «que» la cerise sur le gâteau. L‘énorme poussée extractiviste des dernières décennies est liée d’abord à l‘industrialisation, l‘urbanisation, la motorisation et la numérisation du monde. A l‘exception de quelques éléments comme le lithium et le cobalt, la majeure partie des métaux ne sert pas à la transition énergétique. L‘extraction de nickel, utilisé aussi dans les batteries, a été multipliée par trois en une trentaine d’années : il sert surtout dans l‘acier inox pour l‘industrie chimique, l‘agroalimentaire, le bâtiment, le transport maritime… En réalité, les tensions géopolitiques sur les matières premières auraient été là de toute manière ; la transition énergétique vient surtout exacerber les tensions autour de certains pays ou ressources.

Comment s’engager vers la sobriété en période de tensions géopolitiques, quand la guerre est une activité qui demande beaucoup de numérique, et donc beaucoup de ressources stratégiques ?

P.B. : Il faut regarder les volumes en jeu. A part pour des pays avec une économie très militarisée, comme la Russie, entrée en économie de guerre, ou la Corée du Nord, les plus gros volumes de ressources sont utilisés par le secteur du bâtiment, de la mobilité, des infrastructures diverses et variées, des produits électroniques grand public. Certes, il y a besoin de métaux rares et de technologies de pointe dans les avions de combat produits par la France : mais c’est une quantité faible comparée aux millions de voitures ou d’ordinateurs vendus chaque année. D’ailleurs, est-ce que dans un monde à la sobriété organisée, où on produirait bien moins de voitures et de smartphones, on saurait continuer à fabriquer quelques produits de pointe, pour les avions de chasse mais aussi pour les équipements médicaux et hospitaliers ? La chaîne de valeur serait profondément transformée, avec des composants élémentaires sans doute plus chers, mais dont on pourrait augmenter la durabilité et la réparabilité.

Y.S. : En 2016, j’ai assisté à un atelier de l‘Otan sur la sécurité énergétique. Un amiral américain nous a expliqué qu’il n’avait aucun intérêt pour le changement climatique, parce que sa mission, c’était de «ramener les gars à la maison». Mais il a aussi raconté qu’en Afghanistan, il a perdu plusieurs hommes lors d’un siège, parce que ses troupes n’avaient plus assez d’énergie pour s‘extraire, ni de vivres pour tenir. Paradoxalement, c’est donc l‘armée américaine, l‘une des plus grandes consommatrices de ressources fossiles au monde, qui a planché en premier sur un plan «triple zéro» : zéro énergie, zéro eau, zéro déchet.

Comment développer cette sobriété systémique sans lui faire perdre son aspect subversif, et son potentiel transformateur ?

P.B. : Certes, il y a toujours un risque de récupération, si des grandes entreprises commencent à produire et vendre des outils sobres et low-tech pour adresser un marché de niche, sans remise en cause profonde de leurs modèles d’affaire. Mais je crois que l‘enjeu du moment, c’est bien celui d’un passage à l‘échelle de la sobriété : les solutions techniques et organisationnelles sont déjà là. Certaines ont déjà été expérimentées par le passé. Il faut à présent trouver le chemin avec la bonne dose d’envie des citoyens, de support des entreprises, et d’accompagnement des institutions, pour faire advenir massivement toutes ces alternatives qui restent aujourd’hui encore très marginales.

Y.S. : Il me semble important de rappeler un point : la sobriété ne peut pas advenir dans un monde néolibéral, c’est impossible. Donc il faut s’activer pour sortir de ce modèle néolibéral - c’est, paradoxalement, un peu ce que Donald Trump est en train de faire, mais à partir d’un diagnostic erroné et avec une mauvaise méthode. Il faudrait donc que les Européens se préparent pour faire de ce que Trump est en train de produire une opportunité pour sortir de la logique néolibérale et aller vers une société de la sobriété.