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Quelle culture pour quel futur ? Interview

«Les journalistes se doivent de faire le récit incarné de la question climat»

Quelle culture pour quel futur ?dossier
Pour Anne Tézenas du Montcel, déléguée générale de la Conférence des écoles de journalisme, les médias doivent opérer une mutation profonde pour s’adapter à l’urgence climatique.
A la COP de Charm el-Cheikh, en novembre. (Dominika Zarzycka/NurPhoto via AFP)
par Laureline Condat, Enora Quellec et Zoé Samin, (élève de l'Institut pratique du Journalisme Dauphine | PSL)
publié le 10 décembre 2022 à 0h26
Le centre Pompidou a organisé la semaine dernière trois jours de débats pour s’interroger sur les liens entre transition écologique et transition culturelle. Retrouvez tribunes, interviews et enquêtes dans le dossier thématique dédié à l’événement. Ainsi que les articles des étudiants journalistes de l’Institut pratique du journalisme Dauphine-PSL venus couvrir le forum pour Libération.

Journaliste spécialisée sur les négociations internationales sur le climat et déléguée générale de la Conférence des écoles de journalisme (CEJ), Anne Tézenas du Montcel est convaincue de la nécessité d’adapter les pratiques journalistiques à l’urgence climatique, en commençant par former les jeunes sur ces sujets transverses et complexes.

Diriez-vous qu’aujourd’hui, les journalistes sont à la hauteur de l’enjeu climatique ?

Ce n’est pas évident pour les journalistes de travailler sur ce sujet. D’abord, la question climatique a en soi une temporalité folle pour un journaliste qui travaille plutôt sur le présent, «ici et maintenant». Alors qu’il s’agit de mobiliser des gens pour une échéance à la fin du siècle en prenant pour référence les économies des années 90. Et puis les sujets climats sont difficiles, car transverses et complexes. On peut rapidement être noyé dans une quantité d’informations invraisemblable. Pour étudier un rapport du Giec, par exemple, il faut lire 2 900 pages.

Le traitement médiatique de ces sujets a-t-il progressé ces dernières années ?

Depuis l’Accord de Paris en 2015, je constate beaucoup de progrès dans le journalisme. Le collectif de journalistes initiateur de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique, publiée en septembre et adoptée par de très nombreuses rédactions, n’aurait jamais pensé avoir autant de succès. La Conférence des écoles de journalisme (CEJ), notamment, l’a adoptée à l’unanimité. La dynamique est lancée mais on peut aller plus vite. C’est une période de forte création, c’est passionnant.

Comment les journalistes doivent-ils traiter la question climatique ?

Les journalistes se doivent de faire le récit incarné de la question climat. Autrement dit, il leur faut réussir à trouver des illustrations locales à une problématique mondiale. Quand un réel surgit, comme la sécheresse, ça aide. L’autre méthode clé, c’est la transversalité. Il faut faire le lien entre des faits apparemment étrangers au climat et l’environnement et qui en fait racontent la même histoire, comme celle du lithium, de la batterie électrique et de l’industrie automobile. Car le climat n’est pas qu’une question scientifique.

Pourquoi leur travail est-il si important ?

Société civile, institutions, justice, Etats, chacun a son rôle à jouer dans l’écosystème climatique. Les journalistes, eux, ont un rôle essentiel qui va prendre de plus en plus d’importance : vérifier l’écart entre les engagements annoncés par les politiques et les entreprises et la réalité et enquêter sur l’écosystème qui se met en place sur le climat, composé des institutions, des entreprises, des nouvelles normes, des décisions de justice, de la société civile… C’est un champ passionnant et complexe et pour le traiter bien, il faut que les rédactions donnent aux journalistes le temps d’appréhender ces sujets.

Quelle place pour le journalisme de solution ?

C’est très important et surtout le reflet des très nombreuses actions engagées dans tous les domaines. Les médias doivent montrer que la question climatique se joue à l’échelle humaine. Et que des actions sont possibles pour qu’une société désirable apparaisse. Il est important de faire connaître les initiatives qui émergent.

Que doivent mettre en place les rédactions pour traiter au mieux l’environnement ?

Pour une couverture intelligente et riche, il peut être pertinent de créer des collectifs dans les rédactions. Ce serait passionnant de faire travailler des journalistes économiques, financiers ou scientifiques ensemble. Les équipes pluridisciplinaires sont l’avenir de la couverture du climat. Pour cela, tout membre d’une rédaction doit être sensibilisé aux fondamentaux de la question climatique, aux ordres de grandeur, aux chiffres clés, aux échelles, aux données scientifiques… Il y a une nouvelle grammaire à maîtriser.

Et qu’en est-il de la formation ?

Lors de la première COP que j’ai couverte en 2013, à Varsovie, je n’ai strictement rien compris. Car on ne s’improvise pas journaliste climat. Je me suis formée peu à peu, sur le terrain. C’est donc une évidence que ces sujets climat doivent faire partie du bagage d’un étudiant en journalisme. C’est d’autant plus important que les écoles de la CEJ sont celles des rédactions et du métier, comme le dit Pascal Guénée, le président de la CEJ. Les contenus enseignés dans les écoles agréées sont définis avec les représentants des médias. Cette formation doit être scientifique mais pas seulement. Les étudiants doivent comprendre l’articulation entre systèmes économiques et climat, mais aussi l’impact social et environnemental des choix ou non choix climatiques. Climat et économie sont totalement liés.

Constatez-vous une dynamique positive dans la profession ?

La mobilisation est enclenchée. Lors des Etats généraux de la formation et de l’insertion des jeunes journalistes organisés cette année par la CEJ, nous avons identifié l’amélioration de la couverture des sujets climat et biodiversité parmi les douze priorités pour améliorer la formation et l’insertion des jeunes journalistes. Par ailleurs, beaucoup de plans de formations sont signés ou en passe de l’être dans des rédactions. Ce n’est sans doute pas assez visible mais ça bouge en profondeur. Je crois par ailleurs en la mutualisation et à la coopération sur ces sujets-là. La CEJ a des idées qui seront arrêtées collectivement début 2023.