Plongée sur la côte est du Groenland, en début d’été. Je veux voir, de mes propres yeux, les mondes sous-marins des phoques, ours et oiseaux de l’Arctique. Des collègues me mettent en garde «l’eau sera complètement trouble, à cause des sédiments relargués par les glaciers côtiers et du plancton en croissance exponentielle». Mais il faut parfois faire la sourde oreille, et vérifier par soi-même. Je m’associe à Nicolas Loiseau (CNRS), plongeur spécialiste des poissons au laboratoire Marbec de Montpellier. Six mois durant, nous préparons méticuleusement cette expédition, acheminons tant bien que mal une demi-tonne de matériel jusqu’à Ittoqqortoormiit, une des localités les plus isolées de la planète.
A notre arrivée, je retrouve Hjelmer Hammeken, chasseur d’ours, avec lequel j’ai déjà travaillé au cours de mes expéditions précédentes. Nous avons beaucoup de chance de tomber sur Hjelmer, qui parcourt la banquise depuis un demi-siècle et connaît cette côte mieux que personne. En cette belle semaine de juillet il est chez lui, et non aux confins des fjords, car la glace de mer fond rapidement et les longs voyages en traîneau sont terminés pour cette année. Hjelmer est curieux de notre entreprise ; personne n’a jamais plongé au large d’Ittoqqortoormiit. Il recrute son jeune collègue Gaba Abelsen, et nous voilà partis sur la banquise plus ou moins stable, à bord de deux motoneiges qui remorquent tout notre équipement.
Quelques kilomètres plus loin, nous nous installons face à la mer ouverte. Les préparatifs sont longs et fastidieux, nous portons chacun 40 kg de matériel sur le dos et un arbre de Noël de tuyauterie, détendeurs, et appareils de mesure. Nous suspendons aussi un filet à plancton sous l’eau, et une pompe qui filtrera l’eau de mer pour recueillir les fragments d’ADN égarés par tous les animaux marins (1). Une fois de retour au laboratoire nous pourrons ainsi obtenir la liste des espèces que nous ne sommes pas parvenus à observer sous l’eau, de la crevette au requin du Groenland.
Hjelmer vérifie les branchements de ma combinaison étanche, attache une ligne de vie à mon gilet de sécurité ; je rejoins Nicolas à la surface de l’eau et nous décidons d’explorer la face cachée de la banquise avant de sonder vers les profondeurs du fjord. L’eau est à -3 °C sous ce demi-mètre de glace de mer, mais je suis trop chargé en adrénaline pour sentir le froid. Les premiers instants de la plongée sont angoissants : j’ai l’impression de nager dans du sirop. Nicolas est à un mètre, face à moi, je ne distingue pourtant que les contours flous de sa silhouette. «Respire tranquillement», je tente de calmer mon palpitant qui s’emballe, et comprends soudain ; nous sommes dans une solution hypersaline, relarguée par la banquise. Ces larmes de sel quittent la glace et brouillent notre vision, probablement aussi celle des phoques et des oiseaux plongeurs qui pourraient venir picorer poissons et plancton directement sous la banquise.
Nous nous laissons couler et, deux mètres plus bas, l’eau est soudain beaucoup plus claire. Pourtant, il neige : suspendus dans la noirceur du fjord, nous traversons des nuages de plancton. Parmi eux des armées de copépodes, les minuscules crustacés qui nourrissent les baleines boréales et les mergules nains. Mais la star de cette parade subaquatique est, sans conteste, le plancton gélatineux. Les espèces qui le constituent ne mesurent, pour la plupart, que quelques centimètres, mais nous observons une infinité de formes et de couleurs. Voici notamment des cténophores, anciennement regroupés avec les méduses, qui disposent désormais de leur propre embranchement dans l’arbre du vivant. Ces «groseilles de mer» translucides sont munies de rangées de cils qui leur permettent d’avancer sous l’eau, et clignotent de couleurs vives comme des guirlandes. Tout près de moi, une des créatures, fuselée comme un ver des sables, ouvre une bouche vorace pour gober son voisin. Une autre, parfaitement immobile, rappelle le masque de Darth Vader.
Même si notre étonnante plongée ressemble à une sortie dans l’espace, nous ne nageons pas en pleine science-fiction. Avec la fonte rapide de la banquise sous l’incidence du changement climatique, le plancton gélatineux envahit actuellement l’océan arctique (2). Les conséquences écologiques de cette marée gluante sont encore difficilement mesurables. Les cténophores, hydrozoaires et appendiculaires vont dévorer bien des copépodes, œufs et larves de poissons, modifiant la chaîne alimentaire. Les poissons prédateurs, oiseaux et mammifères marins de l’Arctique feront-ils grise mine quand il ne leur restera plus qu’une soupe à la méduse (3) ? Cela semble être le cas des espèces inféodées aux eaux froides, comme la morue polaire. Des envahisseurs en provenance du sud, comme les maquereaux, raffolent au contraire de certaines petites méduses.