Scandales sanitaires, crises climatiques, politiques de santé…, le Campus Condorcet organise le 21, 22 et 23 mars 2024 trois jours de débats et de rencontres sur le thème du «prendre soin». En attendant l’événement, dont Libération est partenaire, nous publierons sur ce site interviews, reportages et enquêtes sur les thématiques du forum. Serge Hercberg participera le 22 mars à la conférence «Le Nutri-score face au lobbying de l’agro-alimentaire».
Une véritable saga. Le nutritionniste Serge Hercberg, professeur à la Sorbonne, a dirigé une équipe de recherche sur la nutrition, et a présidé le programme national «Nutrition et santé» pendant dix-huit ans. Il est notamment l’un des concepteurs de la campagne : «cinq fruits et légumes par jour», et l’un des inventeurs du Nutri-score, dont il détaille ci-dessous la complexe mise en place.
«Le rôle de la nutrition dans la survenue des maladies chroniques comme le diabète, l’hypertension, le cancer, est plus que majeur. C’est un enjeu de santé publique. Des bases scientifiques justifient ces mesures. Le Nutri-score (logo qui informe de la qualité nutritionnelle des produits à travers cinq pastilles de couleur) n’est rien d’autre qu’un système d’information nutritionnel pour renseigner le consommateur sur la composition de ce qu’il va manger, afin qu’il puisse juger de la qualité nutritionnelle d’un aliment et orienter ses choix vers une alternative plus favorable à la santé. Une moins bonne qualité nutritionnelle ne veut pas dire qu’on ne peut pas consommer le produit, mais de façon occasionnelle et pas en grande quantité.
Il est perçu par les acteurs économiques comme allant à l’encontre de leurs intérêts. Les lobbies utilisent les mêmes stratégies avec l’alcool, la sécurité routière ou le tabac. Des pressions sur les politiques, accompagnées d’éléments de langage relayés auprès des ministères de l’Agriculture ou de l’Economie et des Finances. Les lobbies de l’agro-industrie font régulièrement campagne pour que la mesure soit bloquée et qu’elle ne soit pas ajoutée dans la loi de santé.
Il s’agit pour eux d’une mesure considérée comme «simpliste, discriminante et liberticide» et ils n’hésitent pas à qualifier ceux qui l’ont prise d’«ayatollahs», d’«hygiénistes» ou de «moralisateurs». Ils rédigent des amendements, clés en main, pour les parlementaires afin de demander aux ministères de censurer nos recherches, tentent de retarder les mises en place en sortant des logos concurrents ou montent des dossiers contre le Nutri-score… Si malgré tout cela la mesure suit son chemin, ils essaient de la détricoter, d’empêcher qu’elle ne devienne obligatoire. Je détaille toutes ces manœuvres dans mon livre Mange et tais-toi : Un nutritionniste face au lobby agroalimentaire paru l’année dernière.
On a gagné une bataille mais pas la guerre. Le Nutri-score a été proposé en 2014 par la ministre de la santé Marisol Touraine. On a bataillé quatre ans. Il s’agissait au départ d’une demande sociétale avec une mobilisation d’associations de consommateurs et de patients. Les médias se sont fait l’écho de l’importance de la mesure. Mais il existe un règlement européen qui empêche les Etats membre de rendre obligatoire tout affichage de logo, même si 1 350 marques ont été d’accord pour le faire… Il reste de grands groupes comme Lactalis, Ferrero, Coca Cola ou Unilever, qui le combattent et encore 40 % du marché alimentaire échappe au Nutri-score. Il faut forcer la main à ces sociétés, aux irréductibles, et le rendre obligatoire.
Mais on est loin du compte. En Italie, les partis d’extrême droite ont instrumentalisé le pouvoir, pour «sauver» le jambon San Daniele ou le salami. Bloquer au niveau européen le Nutri-score est devenu un argument de campagne électorale. Nous avons reçu des menaces de mort, des insultes, avons été victimes d’antisémitisme… Le ton a été extrêmement dur, d’un niveau intellectuel terrifiant… Mais je reste optimiste : l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suisse et la France l’ont adopté. La santé publique finira par l’emporter.»