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Climat Libé Tour

«Les musées doivent réfléchir à forger une œuvre plurielle qui enrichisse le passé commun et permette d’imaginer l’avenir»

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Régulièrement ciblés par des actions de désobéissance civile, les musées manifestent la volonté croissante d’intégrer la question écologique à leur programmation et d’inclure d’autres acteurs, issus notamment de l’écologie populaire. Des enjeux qui croisent ceux du débat postcolonial, et touchent plus largement à la nécessité de régénérer des institutions jugées trop surplombantes.
L’action de «désobéissance civile» de ces activistes écolos n’a en fait rien d’illégal. (Banlieues Climat)
publié le 29 mars 2024 à 17h12

Il y a ce qu’on veut montrer : une effraction dans le Palais de Tokyo, dûment retransmise en direct sur les réseaux sociaux – les cagoules, les capuches, la course, les chuchotements anxieux, les frottements des joggings qui rasent les murs, les corps qui se faufilent dans une trappe avant de pénétrer triomphants dans l’enceinte du musée. Et juste avant, l’envers du décor : les principaux concernés qui mangent un bout, et passent en revue le scénario de l’opération avec… le personnel du musée lui-même. Car l’action de «désobéissance civile» de ces activistes écolos n’a en fait rien d’illégal. Pourtant quand la – vraie - police débarque (immédiatement rassurée par l’équipe), on se frotte les mains : il faut croire que c’était crédible !

Cette opération vise une annonce : celle de l’entrée de Féris Barkat au conseil d’administration du Palais de Tokyo. Ce jeune militant de la banlieue de Strasbourg a cofondé en décembre 2022 l’association Banlieues climat, qui défend une écologie résolument populaire. Aujourd’hui, son mouvement intègre à travers lui la gouvernance d’un fonds de dotation «voué à financer des projets artistiques à destination des générations futures», nous précise la directrice du développement économique, Raphaëlle Haccart.

Casser les codes

Le Palais de Tokyo n’est pas le seul à vouloir étendre son action écologique, en la reliant de surcroît à la brûlante question décoloniale. Le musée d’Orsay, par exemple, s’emploie également à forger de nouveaux récits : en ouvrant ses portes au waacking, danse de revendication initialement façonnée par les minorités latinos et afro-américaines, que la chorégraphe Josépha Madoki présentera lors d’un week-end de battles et conférence fin avril. Ou en proposant une résidence à la performeuse queer Hortense Belhôte, qui imagine une déambulation parmi les tableaux dans une sorte de jeu de piste qui casse les codes. «Beaucoup de problématiques du XIXe siècle sont maintenant questionnées : l’héritage colonial, la vision de la femme. Hortense était la personne idoine pour nous proposer une lecture décalée, engagée et humoristique», précisait à Libé Antonine Fulla, directrice de la programmation culturelle d’Orsay.

Recontextualiser les œuvres à l’ère de #MeToo et du débat postcolonial, se montrer responsable sur le plan écologique… Les enjeux ne sont pas minces pour la scène muséale contemporaine. Figure phare du féminisme décolonial, la politologue Françoise Vergès en pointait pourtant le paradoxe intrinsèque : il serait impossible, contradictoire de décoloniser le musée, «produit des Lumières européennes et de la curiosité scientifique, né des expéditions coloniales et des «découvertes» de continents lointains.» Pourtant, c’est aussi un lieu de questionnement privilégié, «espace de croisements qui interroge notre rapport au territoire, à la mémoire, à l’histoire», analyse Nicolas Escach, géographe et cofondateur du mouvement L’écologie culturelle. En migrant vers les musées, ces luttes font d’eux des endroits de pression qui leur confèrent une envergure nouvelle, des espaces politiques au sens noble du terme.» Ces dernières années, l’idée de «désanctuariser» des espaces jugés trop imposants, intimidant les publics qu’ils sont précisément censés accueillir, a essaimé bien au-delà des salles d’exposition pour gagner théâtres, écoles, centres culturels, universités… «Il faut travailler à mettre à distance un décor qui inhibe trop souvent les visiteurs, analyse-t-il. Ces lieux doivent réfléchir à comment rassembler et désenclaver : via des expositions hors les murs par exemple, pour s’ouvrir et investir autrement les lieux du quotidien.»

L’ADN du musée

Dans ce contexte vibrionnant, la question de l’écologie, notamment populaire, n’est pas en reste. «Plutôt que renvoyer à une géographie précise, les quartiers populaires font entendre l’ampleur des inégalités d’accès et ce qu’elles provoquent d’autocensure et de sentiment d’illégitimité, souligne Nicolas Escach. Y confronter le surplomb des musées permet d’interroger le décalage entre la réalité du quotidien et les représentations sociales, politiques et culturelles existantes.» Faut-il alors y lire les prémices d’une révolution ou un énième coup de com’particulièrement «bankable» ? «Quand un virage s’amorce, il y a toujours un mélange entre un effet vitrine et de réelles convictions, nuance encore le directeur du campus des transitions Sciences-Po Rennes à Caen. A nous de déceler ce qui va se structurer, faire date au-delà de l’effet de mode ! Mais si c’est au musée que ces expressions atterrissent, questionnant son ADN même, ce n’est à mon sens pas pour rien.»

«Quand le Palais de Tokyo m’a contacté, je n’avais aucune idée de l’existence de cet endroit. Tokyo à Paris, où est la logique ?» Féris Barkat, lui, voit dans cette alliance l’opportunité de solidifier des dynamiques existantes, de mettre les outils du Palais (expertise, expérience, exigence artistique) à disposition d’un public jeune, mais déjà très responsabilisé, quoi qu’on en dise. Car désormais, la question dépasse celle de la démocratisation culturelle. «L’idéal de Malraux, c’était que chaque enfant, même pauvre et isolé, puisse avoir accès à un certain panthéon culturel, analyse Nicolas Escach. Aujourd’hui, rassembler différents publics autour d’une offre commune est une idée dépassée : l’enjeu est de trouver comment construire cette offre collectivement, superposer différentes histoires pour forger une œuvre plurielle qui enrichisse le passé commun et permette d’imaginer l’avenir.» Dans cet avenir, l’écologie occupe bien sûr une place prépondérante. «Et c’est l’occasion de transformer une crise existentielle en fierté identitaire : non pas clivée, instrumentalisée par les politiques, mais résolument ouverte», appuie-t-il. Comme le résume Féris Barkat : «Maintenant, c’est vrai, la porte est ouverte. Mais ça ne nous empêche pas de vouloir entrer par la fenêtre.»