La souris sylvestre a détecté la cache de nourriture. Le minuscule grenier contient une trentaine de graines, enfouies sous 5 mm d’humus par une consœur. La pillarde a flairé l’aubaine, peut-être aussi reconnu d’infimes indices à la surface du sol forestier. Elle creuse frénétiquement et charge toutes les graines dans ses bajoues. Le butin sera transporté et dissimulé, 5 à 30 mètres plus loin. Souvent, cette cache sera à son tour pillée par un autre rongeur ; une même graine peut ainsi passer par 30 microgreniers différents avant d’être consommée. Parfois, elle sera abandonnée car son ultime propriétaire est mort, ou a oublié la position exacte du butin. Ces graines disséminées par les pillages en chaîne des rongeurs germeront loin de l’arbre mère, contribuant de manière significative à l’extension de la forêt.
Au sein d’une même population, les rongeurs sont-ils tous des pilleurs, et par là même des jardiniers forestiers ? Afin d’en savoir plus, Brigit Humphreys et Alessio Mortelliti (Universités du Maine et de Trieste) ont réalisé une étude (1) ingénieuse dans une forêt du Maine, au nord-est des Etats-Unis. Cette zone contient des plantations uniformes d’arbres, mais aussi des parcelles qui n’ont pas été affectées par les humains depuis plus d’un siècle. Sur une période de sept ans, l’équipe de recherche a capturé plus de 2000 souris et campagnols (2), tous grands amateurs de graines. La masse corporelle et le sexe de chaque individu ont été consignés, et ils ont été marqués avec une minuscule puce électronique (3) permettant leur identification à distance. Avant de relâcher les rongeurs sur l’exact lieu de leurs captures, les chercheurs les ont observés afin d’évaluer leurs personnalités individuelles, des plus téméraires au plus timorés. Puis, Brigit Humphreys, Alessio Mortelliti et leurs collègues ont laborieusement creusé 436 caches artificielles de graines, en utilisant des pignons de pin blanc qui constituent la base de l’alimentation des rongeurs dans cette forêt. Près de chaque cache, ils ont placé un détecteur de puces électroniques permettant d’identifier tout individu marqué qui s’approcherait du lieu, ainsi qu’un piège photo se déclenchant au mouvement.
Plus de 80 % des caches artificielles ont été pillées dans les six nuits qui ont suivi leur mise en place. Les championnes du pillage sont les souris sylvestres, qui une fois sur deux consomment les graines trouvées sur place, ou partent les cacher ailleurs. Les campagnols ne sont pas en reste mais, comme ils sont dépourvus de bajoues, ils ont moins tendance à transporter leur butin. De manière essentielle, l’étude démontre que les souris téméraires sont les meilleures pilleuses, ainsi que les souris légères, probablement les plus affamées. Chez les campagnols, les femelles pillent plus de caches, potentiellement en lien avec les coûts énergétiques de la reproduction.
Alors que nous considérons souvent les rongeurs comme des armées uniformes de grignoteurs, les travaux menés par Brigit Humphreys et Alessio Mortelliti dresse un tableau beaucoup plus différencié. Pour les auteurs «notre étude indique que certains individus contribuent beaucoup plus que d’autres au pillage des graines, et donc à leur dispersion sur de longues distances. Ainsi, les personnalités uniques de certains rongeurs ont une incidence majeure sur la capacité de régénération des forêts».