Comment réconcilier métropoles et campagnes, périphéries et centres-villes, écologie et habitat ? Plongée, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) dans les initiatives qui améliorent les politiques urbaines.
Une sensation d’invisibilité tenaille la société française, et elle est diffuse. Dans une étude du Credoc de 2015, la moitié des Français interrogés estimaient ainsi rencontrer «très souvent» ou «assez souvent» «des difficultés importantes que les pouvoirs publics ou les médias ne voient pas vraiment». L’étude ne date certes pas d’hier, mais difficile d’imaginer que le phénomène, dix ans plus tard, ait pu refluer. Sur quelles réalités a pu se fonder ce discret mais puissant effacement ? Quels sont ses mécanismes, et ses conséquences ? Ces questions ne sont pas neuves : les chercheurs se les posent depuis près d’un demi-siècle.
Historiquement, c’est en dehors du périmètre des sciences sociales que la notion puise ses racines. «La question de l’invisibilité sociale est d’abord utilisée dans le champ de la psychologie, et ce dans les années 50 et 60, retrace Marie-Christine Jaillet, directrice de recherche émérite au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires du CNRS. Elle qualifie alors une personne dont la présence est perçue par les autres, mais sans qu’elle soit considérée comme un acteur qui contribue au jeu social.»
Les sciences sociales, si elles côtoient de fait sa réalité de longue date, se saisissent de l’expression sur le tard. Le premier à l’employer dans un travail de recherche en langue française est le théoricien et épistémologue des sciences sociales, Yves Barel. Dans la Marginalité sociale (1982), qui traite notamment de l’invisibilisation de la classe ouvrière en France, Barel constate : «L’invisibilité n’a pas droit de cité dans les sciences sociales ou humaines. Ce n’est pas un concept, une notion, un mot autour duquel on puisse rêver de tisser une théorie ou une enquête.» Tout en soulignant, dans le même temps, l’impérieuse nécessité de pister, étudier et interpréter cette «réalité cachée».
La «désaffiliation»
L’invisibilité sociale, formellement invitée par Barel dans le paysage des sciences sociales françaises, n’en disparaîtra dès lors plus. «Elle s’étudie dans les années 90 et au début des années 2000 en étant principalement associée à des phénomènes comme la discrimination, la marginalisation, l’exclusion et la précarité», témoigne Marie-Christine Jaillet, citant un autre grand repère : les travaux du sociologue et philosophe Robert Castel sur la désaffiliation sociale (1991). Les désaffiliés de Castel sont des individus doublement écartés : des réseaux de la production de richesse et de la reconnaissance sociale ; leur désaffiliation est l’aboutissement de mécanismes qui associent exclusion (emploi, logement, etc.) et isolement relationnel (famille, amis, etc.).
Des phénomènes qui, favorisés par le néocapitalisme et des politiques publiques contemporaines fort oublieuses, ne vont cesser de s’amplifier en France, confrontant les chercheurs à des réalités toujours plus vastes et diverses. Dans la France invisible (2006), le sociologue Stéphane Beaud et les journalistes Jade Lindgaard et Joseph Confavreux vont à la rencontre de ces vies passées sous les radars de l’attention publique, actant un terrible constat : chômeurs, RMIstes, travailleurs pauvres, sans-papiers, sans adresse, malades… Les invisibles sont désormais des millions.
Trois ans plus tard, en 2009, paraît l’Invisibilité sociale, de Guillaume Le Blanc. Le philosophe, liant la notion à celles de vulnérabilité, de décence et de reconnaissance, s’intéresse en particulier à l’une de ses conséquences les plus graves, dont on mesure aujourd’hui toute la teneur : «L’impossibilité de la participation à la vie publique.» Ou quand l’individu, devenu invisible aux yeux de l’Etat social, l’est aussi à ceux de la démocratie.
«Ressentiment, colère, exaspération»
La notion se dote dès lors d’une acception plus politique. «Depuis une dizaine d’années, elle désigne davantage le sentiment que ressentent certains groupes sociaux dont les problèmes ne sont pas pris en compte, note Marie-Christine Jaillet. Un sentiment qui s’apparente au mépris, et qui génère des formes d’expression – ressentiment, colère, exaspération – qui visent à acquérir de la visibilité sociale. Ceux qui éprouvent ce sentiment ne répondent plus aux seuls profils des “exclus”, marginaux ou invisibles au sens où l’entendaient Yves Barel ou Robert Castel.»
C’est notamment cette «mal reconnaissance» que tentera de soigner le Parlement des invisibles, l’emblématique projet lancé en 2014 par le professeur au Collège de France et spécialiste de la démocratie, Pierre Rosanvallon : une collection de livres et un site internet participatif qui raconte, pour la faire exister, la multitude de ces vies invisibles.