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Biennale du vivant

L’espace, un «bien commun de l’humanité» plutôt qu’un dépotoir

Alors que des agences spatiales et des entreprises travaillent à développer l’aventure extraterrestre, il s’agit pour Susie Pottier, chercheuse en anthropologie, d’appliquer l’esprit du «Traité sur l’espace».

(Salomé Perez/Liberation)
ParCamille Gévaudan
Journaliste - Société
Publié le 27/09/2025 à 4h48

Discussions, projections, spectacles... Libération s’associe pour une deuxième édition de la biennale du vivant à l’Ecole des arts décoratifs-PSL, l’Ecole normale supérieure-PSL et le Muséum national d’histoire naturelle. Rendez-vous les 26 et 27 septembre à Paris.

L’homme le plus riche du monde veut coloniser Mars – il le crie sur tous les toits depuis vingt ans. Début septembre encore, Elon Musk déroulait son planning dans un salon d’entrepreneurs : «Ça peut être fait d’ici trente ans, pourvu qu’on augmente de manière exponentielle le tonnage envoyé sur Mars.» Le patron de SpaceX et de Tesla semble croire qu’il suffit d’une grosse fusée pour que l’humanité s’installe sur la planète rouge (c’est moins de la naïveté qu’un discours marketing pour faire monter la mayonnaise autour de son mégalanceur Starship, car SpaceX a besoin de subventions pour financer son développement). «Nous sommes une espèce multiplanétaire et devons atteindre la redondance planétaire», assène Elon Musk pour justifier son projet, car «il y a toujours un risque d’annihilation de l’humanité sur Terre –soit par autodestruction, soit à cause d’une catastrophe naturelle».

Le destin de l’humanité est-il de s’exporter sur d’autres planètes ? L’exploration du système solaire est-elle inscrite dans nos gènes, comme un irrésistible besoin d’aller voir toujours plus loin ? Pas sûr. «Les anthropologues travaillant sur l’exploration spatiale montrent que les récits dominants sur l’espace, ceux qui disent par exemple que l’exploration spatiale est dans l’ADN humain, sont encore trop souvent perçus comme universels, alors qu’ils sont culturellement construits et en partie hérités des traditions scientifiques du XVIIe siècle», explique Susie Pottier, postdoctorante en anthropologie à la chaire Espace de l’Ecole normale supérieure-PSL.

«L’Antarctique, un analogue spatial»

Consensuel ou non, ce désir d’aventure extraterrestre n’est déjà plus un fantasme : de nombreux acteurs – agences spatiales, instituts de recherche, entreprises privées… – y travaillent activement. Dans la Station spatiale internationale les astronautes étudient l’effet d’un séjour prolongé en apesanteur sur le corps humain et font pousser des légumes sans gravité. Dans des labos, des ingénieurs essaient de construire des habitats gonflables ou avec des briques de poussière lunaire compactée. Et pour travailler l’aspect humain d’un voyage interplanétaire, des volontaires s’enferment en autarcie dans des bases scientifiques reculées. C’est un sujet exploré par Susie Pottier : «l’Antarctique est considéré comme un analogue spatial, un environnement terrestre avec certaines conditions similaires de ce qu’on trouve dans l’espace. Ces deux mondes partagent des caractéristiques communes comme l’isolement, la promiscuité ou la dépendance à la technologie. Il existe de nombreux travaux en psychologie sur le personnel des stations antarctiques, souvent centrés sur la gestion du stress, la fatigue ou les effets des conditions extrêmes, afin d’anticiper ce que vivent les astronautes lors de missions longues. En revanche, l’approche anthropologique reste peu développée. Je m’intéresse à la manière dont se forment des communautés dans ces environnements extrêmes.»

En Antarctique comme dans l’espace, la société humaine s’adapte et évolue. «Il y a des cultures que l’on transporte avec soi (celle d’un pays ou d’une institution comme la Nasa) et des manières d’être et de faire qui sont réinventées et négociées in situ, détaille Susie Pottier. En Antarctique, il y a par exemple la Midwinter, une fête célébrée au milieu de l’hiver sur toutes les stations. Les hivernants la marquent avec des petits rites qui se transmettent d’année en année, et certains continuent même à la célébrer une fois revenus en France. L’humour est aussi très présent en Antarctique, il sert à désamorcer rapidement des situations tendues dans un milieu confiné.»

Dépotoir à satellites

En attendant que les humains soient prêts à voguer vers d’autres astres, des missions spatiales robotiques les investissent déjà, soulevant au passage de grands débats géopolitiques et éthiques. D’un côté, le Traité sur l’espace signé et ratifié par plus de 100 nations en 1967 affirme que tous les pays ont un accès libre et égal à l’espace sans qu’aucun ne puisse se l’approprier. De l’autre, Barack Obama a autorisé en 2015 l’exploitation minière des astéroïdes et l’appropriation des ressources extraites par des entreprises privées américaines…

«Même hors de la Terre, les humains restent pris dans des cadres pensés depuis la Terre, note Susie Pottier. Il y a un optimisme et une passion de l’exploration, d’imaginer des mondes et des manières d’y vivre. Un ingénieur japonais m’a dit que c’était “fun” de concevoir des moyens d’exister ailleurs, et il a tout à fait raison.» Mais il y a aussi «de nombreux chercheurs qui tirent la sonnette d’alarme en dénonçant les risques d’un néocapitalisme spatial et de nouvelles formes de colonialisme.» L’orbite terrestre est déjà un dépotoir à satellites, et les acteurs spatiaux considèrent la Lune comme notre jardin… voire notre cimetière. En janvier 2024, la mission américaine Peregrine One – qui tentait le premier alunissage privé de l’histoire – a emporté sur la Lune, entre autres charges plus ou moins utiles, quelques grammes de restes humains après crémation et des morceaux d’ADN. La Nation navajo s’est étranglée d’indignation : «Ce geste a été perçu comme une profanation d’un être-lieu sacré, explique Susie Pottier. Car si elle n’est pas “vivante” du point de vue biologique, la Lune a une place sacrée dans la cosmologie navajo. Elle est pour eux un agent doté d’intention, relié à des cycles, des pratiques rituelles et des prescriptions morales. C’est une autre classification du vivant.» Les doléances navajos ont été poliment écoutées, puis balayées avant le décollage de la mission lunaire.

Chez les Maoris aussi, entre autres, la Lune est personnifiée et considérée comme une entité qui agit sur les activités humaines. Mais qui leur prête la moindre attention ? Susie Pottier rêve qu’«avant de déborder durablement de la Terre», les hommes commencent par «travailler sur les inégalités ici-bas et appliquer concrètement l’esprit du Traité sur l’espace : considérer le patrimoine extraterrestre comme un bien commun de l’humanité, y compris pour celles et ceux qui ne veulent pas d’une exploitation commerciale, ou qui tiennent l’espace pour sacré».