Pour ses 50 ans, Libé s’installe ce samedi 11 novembre à la Cité de la Musique pour 24 heures de festival. Au programme : débats et rencontres pour décrypter l’actualité, découvrir les coulisses du journalisme et réfléchir à la marche du monde. Mais aussi des masterclass, des spectacles vivants et des concerts…
Henri Leclerc, 89 ans au compteur, aura passé presque un tiers de sa vie à ouvrir Libération en sentant son cœur accélérer dans sa poitrine. Pendant que la plupart des lecteurs se contentaient de picorer l’actualité en sirotant leur café, l’avocat scrutait minutieusement chaque page à la recherche d’un potentiel «dérapage susceptible de causer des ennuis» au journal.
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Alors que le quotidien en était encore à ses balbutiements et ne lésinait ni sur ses idées révolutionnaires ni sur son sens du sarcasme, il enfilait sa robe «au moins une fois par mois» pour le représenter, le plus souvent devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, spécialisée dans les affaires de presse.
L’avocat, cravate nouée, regard patiné de malice, ne se souvient plus vraiment des premiers instants de son compagnonnage avec Libération. Il dit être arrivé là «un peu naturellement», à la faveur de son amitié pour Serge July, cofondateur du journal, et d’une «spécialisation» déjà bien amortie «pour le mouvement gauchiste», en tant qu’«avocat attitré de la gauche prolétarienne». Le journal «effraie le parquet qui était prêt à tout pour lui tordre le cou», complète Henri Leclerc.
En cause ? «Des textes de groupuscules gauchistes survivants qui revendiquaient de fumeuses actions. Les autres journaux les publiaient aussi, mais assortis de commentaires indignés qui leur permettaient d’échapper aux poursuites», rapporte-t-il dans ses mémoires. Quelques particularités éditoriales, évoquées avec gourmandise par l’avocat, finissent d’attiser la colère des puissants. Les clavistes – chargées de taper le texte à imprimer –, qui se veulent «les représentantes du peuple», redoublent d’inventivité pour «rabaisser le caquet des journalistes» en intégrant des notes sauvages au pied de leurs articles, frôlant souvent l’injure. Dans les pages des petites annonces, les textes coquins au champ lexical plus qu’imagé vaudront à Libé plusieurs procès pour «atteinte aux bonnes mœurs». Des poursuites «dont la sottise masquait la finalité politique», écrit encore l’avocat. A l’heure de plaider, il a souvent fallu ruser, ne pas se résigner face à «toute cette absurdité».
Pour un avocat, défendre Libé – historiquement et notoirement fauché – n’est pas vraiment rentable. «Même si elle a duré plusieurs années, ce n’est pas la défense de Libération qui a permis à mon cabinet de tourner», s’amuse aujourd’hui Henri Leclerc. Mais l’essentiel à ses yeux était ailleurs : «Je défendais le principe d’un journal en marge dans un climat d’amitié assez fort. J’ai vécu des grandes fêtes, mais aussi des grosses crises, de très près, j’ai parfois été le bureau des pleurs. Beaucoup de ses journalistes sont finalement devenus des amis.» En parallèle, à force d’enchaîner «les affaires compliquées grâce à Libé», il devient «fasciné» par le droit de la presse, parcourant «tous les colloques consacrés à ce sujet».
«Je considère que la liberté d’expression est un fondement absolu de la liberté, dit celui qui a été président de la Ligue des droits de l’homme entre 1995 et 2000. Or, Libé était le prototype du journal où le problème de la liberté d’expression se posait. Si les foudres révolutionnaires qu’on trouvait dans ses pages au début ont disparu, il est malgré tout resté un journal engagé à gauche. La plupart des procès que j’avais n’étaient pas des procès classiques : ils étaient politiques, nous permettaient de défendre notre conception de la démocratie.»