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Libération
Agir pour le vivant : chronique

L’invasion du Groenland, une histoire vieille de plusieurs milliers d’années

Le directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier tient une chronique écologique pour «Libération» : «l’Albatros hurleur». Aujourd’hui, la lente colonisation de l’île arctique par le vivant.
De grands corbeaux survolent la vieille ville de Nuuk, au Groenland, le 29 mars 2025. (Leonhard Foeger/REUTERS)
par David Grémillet
publié le 10 avril 2025 à 13h27

Cette invasion n’est pas celle à laquelle vous pensez, mais une longue aventure sauvage. Il y a 11 000 ans, au sortir de la dernière glaciation, le Groenland est presque intégralement recouvert par un inlandsis (immense glacier continental des régions polaires qui, se fracturant en bord de mer, forme les icebergs) de plus de trois kilomètres d’épaisseur. Lichens et micro-organismes, quelques plantes, survivent à l’abri des nunataks, ces montagnes dont les sommets émergent de la calotte glaciaire. A la faveur du réchauffement des milliers d’années qui suivent, plantes et animaux vont recoloniser la plus grande île du monde, tout du moins son pourtour dégagé des glaces.

Certains de ces paisibles envahisseurs arriveront à pied, comme les bœufs musqués qui traverseront le détroit de Nares, à l’extrême nord-ouest du Groenland, en marchant sur 25 km de banquise reliant la Terre d’Ellesmere (le Canada d’aujourd’hui) à la mythique Thulé. Les loups viendront à leur poursuite, en suivant aussi les grandes hardes de caribous qui les entraîneront jusqu’au nord-est du Groenland. Dans les airs, les oiseaux découvriront le Groenland par hasard, au gré des tempêtes qui les feront traverser les mers malgré eux. Ils viendront pour la plupart d’Europe et établiront les grandes autoroutes de la migration qui relient désormais le nord de l’Ecosse et la Scandinavie au Groenland, via l’Islande.

Cachés dans leurs plumes et leurs intestins, bernaches nonnettes, traquets motteux et bruants des neiges apporteront bien des micro-organismes, parasites et graines qui ensemenceront les sols fraîchement déglacés. Certaines petites bêtes viendront aussi toutes seules, par les airs, comme les araignées accrochées à leurs fils, emportées par les vents sur des milliers de kilomètres. Ces invertébrés deviendront plancton aérien et rejoindront les spores de plantes et de champignons sur le grand carrousel de la circulation atmosphérique. Ce tapis volant, parti des zones tempérées, est très judicieusement dirigé vers les hautes latitudes.

Les espèces pionnières, souvent des graminées, transformeront les stériles éboulis groenlandais en vertes collines, ensemencées par le guano des oiseaux marins qui s’installeront un peu partout le long de la côte. Ces prédateurs aquatiques gagneront les côtes groenlandaises en suivant les bancs de plancton et de poissons en provenance du sud, comme les phoques et les baleines qui braveront le dédale des glaces marines, quand celles-ci s’ouvriront graduellement jusque dans les fjords.

Des millénaires plus tard, en 2025, le réchauffement du Groenland et de toute la région arctique est quatre fois plus rapide que celui du reste de la planète. L’humanité, manipulatrice du climat, provoque ainsi une nouvelle invasion du Groenland par d’autres cohortes d’espèces en provenance des régions tempérées : les goélands bruns sont désormais bien installés et l’on se croirait en Bretagne. Entre Islande et Groenland, le réchauffement des eaux de surface et la disparition des glaces de mer attirent les bancs de maquereaux venus de beaucoup plus au sud, et avec eux des thons sortis des mondes tropicaux.

Comme me le précise David Boertmann, chercheur émérite à l’Université d’Aarhus (Danemark) et fin connaisseur du Groenland qu’il sillonne depuis les années 1980 : «Des espèces étroitement associées à la banquise, telles que la mouette ivoire, disparaîtront probablement. D’autres, présentes à la fois en Arctique et dans les régions boréales, seront favorisées par la fonte de la glace de mer en été. L’eider à duvet, par exemple, a étendu son aire de répartition jusqu’à l’extrême nord du Groenland et colonise désormais les terres les plus proches du pôle Nord. Certaines espèces d’oiseaux présentes aujourd’hui en tant que vagabonds et visiteurs établiront probablement des populations reproductrices, comme l’a déjà fait la grive mauvis au sud-ouest du Groenland.»