A l’heure de la transition écologique, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), plongée dans les projets et initiatives qui font bouger les politiques urbaines.
Cela aurait dû être un projet digne d’une œuvre de science-fiction : une ville-immeuble haute de 500 mètres, large de 200, étendant ses parois vitrées sur 170 kilomètres à travers les déserts d’Arabie Saoudite. «The Line», présenté en 2017 par le gouvernement saoudien, voulait placer la barre si haut dans les rêves futurophiles qu’on aurait bientôt été contraints de dire d’un film de science-fiction qu’il était «digne de The Line». Mais le saut d’obstacles est une discipline risquée : parfois, on se prend les pieds dans la barre du réel. D’après Bloomberg, la ville a été réduite à une longueur à peine plus modeste de 2,4 kilomètres. Entre grandeur et décadence, ce projet mégalomane offre des leçons sur les liens entre science-fiction et aménagement du territoire.
Il suffisait de regarder la vidéo promotionnelle pour se convaincre que l’idée était née dans un cerveau biberonné à Star Wars, au Cinquième Elément et à Avatar, dans lesquels les plus pessimistes verront les prémices de Blade Runner : on y suit une jeune fille flottant dans une cité éthérée, toute de verre et d’arbres en cascades. Et pour cause : son promoteur, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, se dit publiquement fan de cyberpunk, une branche de la science-fiction explorant l’hybridation entre l’homme et la machine. Il a fait appel à toute une brochette de designers hollywoodiens pour concevoir la ville. «Je ne suis pas sûr que les développeurs de Neom saisissent le sens profond du message véhiculé par ces courants de science-fiction, faisait remarquer l’écrivain de science-fiction Chris Hables Gray, recruté pour le projet, à Socialter. Ils pompent l’esthétique de la SF pour gagner la compétition de qui construira le truc le plus bizarre.» L’idée maîtresse viendrait, quant à elle, du groupe d’architectes italiens Superstudio, qui avait imaginé dans les années 60 une grande barre d’immeubles enserrant la Terre pour alerter sur l’urbanisation galopante. Soixante ans plus tard, un des membres du collectif, interrogé par le New York Times à propos de The Line, soupirait : «Voir la dystopie que vous avez imaginé se construire réellement n’est pas la meilleure des choses dont vous pouviez rêver.»
«Le récit fictionnel est accessible au plus grand nombre»
A l’image de The Line, mais de manière moins catastrophique, la fiction est devenue un réservoir d’idées pour les urbanistes. La tendance va même plus loin : ce sont les citoyens eux-mêmes qui sont invités à se faire prospectivistes pour «imaginer la ville de demain». L’invitation est déclinée sous forme de livres, de festivals, de matériel pédagogique à destination des enfants, voire de jeux de société. Le collectif Futurs Proches, qui organise régulièrement des ateliers d’écriture à la demande des villes et collectivités, a dressé un petit florilège de ces «propositions de rupture» données par les citoyens que l’on invite à s’exprimer sur le sujet : revenu de transition écologique, réorganisation de la vie dans des biorégions, compte carbone individuel, semaine de quatre jours, droit de jouissance plutôt que de propriété, vote au jugement majoritaire, ceintures alimentaires bordant les villes, droits juridiques pour le vivant… «Le récit fictionnel porte en lui un atout aussi simple que capital : il est accessible au plus grand nombre, observe Nicolas Gluzman, fondateur de Futurs Proches. Nul besoin de connaissances préalables pour imaginer et écrire des histoires. Nous le faisons depuis l’enfance.»
Lors du Turfu Festival, un événement mêlant sciences, recherche et innovation participative à Caen, les habitants devaient par exemple plancher sur la manière de cohabiter avec les animaux dans la ville. Pour dérouiller les esprits, les possibilités sont multiples : compléter un texte à partir d’un début de phrase, écrire en «française», une version féminisée de la langue française, tirer des cartes ou des dés… «C’est une extension de jeux de sociétés mariés à des ateliers d’écriture, qui permettent de dépasser les stéréotypes», observe Ariel Kyrou, essayiste spécialiste de la science-fiction et auteur de Philofictions. Des imaginaires alternatifs pour la planète (MF, 2024). Pour lui, si ces pratiques veulent débloquer leur plein potentiel, elles doivent garder en tête un élément clé : savoir jusqu’où doit emmener le voyage dans le futur. «La meilleure façon de se projeter réellement dans un territoire, c’est de jouer d’une dialectique entre le très long terme et l’immédiat», avise-t-il. Imaginez-vous dans trois ans, et vous resterez probablement engoncé dans vos stéréotypes ; embarquez jusqu’en 2050 ou en l’an 3000, et votre esprit se débridera alors pleinement. «Il faut ensuite revenir à l’ici et maintenant pour se demander : comment faire, aujourd’hui, pour semer les premières graines qui permettraient de concrétiser ce rêve ?» poursuit Ariel Kyrou.
Pour lui, si la fiction est un outil pertinent pour penser les territoires, c’est notamment parce qu’elle permet de ne pas s’encombrer de la vérité. «Dans l’époque que l’on vit, où il y a de moins en moins de réalités partagées, avec une confiance minime dans une vérité commune institutionnelle, intervenir avec un discours de vérité est compliqué, pour ne pas dire contreproductif ; à l’inverse, les fictions permettent de sensibiliser au fait qu’il existe bel et bien des alternatives, et elles le font sans prétendre à la vérité.» Pour le journaliste et écrivain, les récits d’anticipation nous plongent dans le futur pour explorer plusieurs trajectoires différentes ; de la même manière que des ouvrages d’universitaires comme Au commencement était… des anthropologues et archéologues David Graeber et David Wengrow (Les Liens qui Libèrent, 2 021), montrant que le passé n’est pas un long fleuve tranquille, ouvrent la porte à un futur fourmillant d’affluents. Le procédé n’est pas nouveau : Rabelais se servait de Pantagruel et de Gargantua pour faire passer des messages qui auraient été censurés par les temples du savoir - la Sorbonne appartenait encore à l’Eglise lorsqu’il écrivait, au XVIe siècle. Thomas Moore, quant à lui, décrivait son Utopia, souvent considérée comme le premier texte de littérature de l’imaginaire, comme un pamphlet. Idem pour Cyrano de Bergerac et ses voyages dans la Lune.
«On voit très vite que l’imagination se libère»
La fiction est aujourd’hui confrontée à un paradoxe : les productions héritières de l’Utopia, qui signifie, littéralement, le «non-lieu», ou lieu qui n’existe pas, sont aujourd’hui celles qui doivent se coltiner le territoire au plus près. Or ces imaginaires sont chargés de politique : il ne suffit pas de se prendre au jeu et de rêver pour mettre de côté tous nos biais, préjugés, et systèmes d’oppression. Surtout quand les productions culturelles qui nous façonnent – que l’on pense aux films hollywoodiens ou aux grandes œuvres de la littérature de science-fiction –, ont été produites par un boys band d’auteurs blancs, occidentaux et aisés. De nouvelles branches de littérature d’anticipation explorent d’autres contrées, plus portées par les réflexions décoloniales (on y trouve par exemple l’afrofuturisme) ou écologiques (c’est toute la veine des écofictions).
Pour éviter que ses ateliers d’écriture aboutissent à la création d’un nouveau The Line, Ketty Steward a un «bouclier : la pluralité». Cette écrivaine, autrice de le Futur au pluriel : réparer la science-fiction (L’Inframonde, 2023), préside l’Université de la Pluralité, qui s’efforce de diversifier les projections vers le futur. Ketty Steward anime un atelier d’écriture à Noisy-le-Sec, lancé à l’initiative du département de Seine-Saint-Denis avec le but de donner la parole à des populations qui n’ont pas l’habitude de se prononcer sur le futur. «On voit très vite que l’imagination se libère, et qu’elle n’est pas enserrée dans les carcans des blockbusters, observe-t-elle. Imaginer à quoi pourrait ressembler un rendez-vous dans le service public du coin dans quelques années, c’est aussi faire de la science-fiction sans s’en rendre compte.»
Les animateurs de ces ateliers de prospective tiennent toutefois à modérer les enthousiasmes : il ne faut pas prêter à la fiction plus de pouvoir qu’elle n’en a réellement. Surtout quand ces ateliers sont mis en place pour suivre une mode et peuvent verser dans le «citizen-washing», donnant l’illusion aux participants de construire un futur sur lequel ils n’auront finalement pas beaucoup d’influence. Toutefois, l’enjeu n’est pas là, pour Ketty Steward : «Ce qui m’intéresse, ce n’est ni le résultat final ni même le récit final : c’est d’avoir pu jouer avec des gens à se raconter des histoires», souligne-t-elle. Pour elle, la clé est surtout de montrer à tout un chacun qu’il est capable d’écrire une histoire, et donc sa propre histoire : «J’espère qu’ils repartiront avec l’envie de se raconter d’autres histoires et avec la capacité de repérer que les histoires qu’on leur impose et qu’on prétend être la réalité sont, elles aussi, des histoires.»