Menu
Libération
Climat Libé Tour : reportage

En Loire-Atlantique, des terres en eaux troubles

Climat Libé Tourdossier
Risques de submersion, érosion côtière… Le département subit déjà les effets du dérèglement climatique. Face à des enjeux énormes, la prise de conscience progresse peu à peu.
(Nicolas Ridou/Libération)
publié le 14 novembre 2024 à 14h05

Laurent Quartier se souvient bien de ce 27 février 2010, le jour de la tempête Xynthia. «C’est arrivé de façon improbable. On ne s’y attendait pas du tout Aujourd’hui retraité, cet habitant de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) travaillait alors à la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM). Les jours suivants, il était parti faire les relevés d’eau au Méan-Penhoët, un quartier de la ville à risque de submersion. Dans le petit port du Brivet, du nom du dernier affluent de la Loire qui se jette dans le fleuve, des petits repères en laiton gardent la mémoire de cet événement tragique. Ils indiquent la hauteur de l’eau atteinte, soit une trentaine de centimètres pour les maisons les plus exposées. Certes, on était loin des deux mètres enregistrés en Vendée voisine, où 47 personnes avaient péri. Laurent n’a pas vécu d’inondations chez lui, mais il a tout de même depuis procédé à quelques aménagements, notamment des clapets, afin d’éviter les remontées d’eau. En souriant, il soupire, fataliste : «Pour moi, ce n’est pas quelque chose d’abstrait, les tempêtes.»

Que ce soit le long de son littoral ou dans l’estuaire de la Loire, à Pornic, au Pouliguen ou au Pellerin, la Loire-Atlantique englobe plusieurs secteurs à risque de submersion ou d’érosion. Et même si, selon les cartes de projection, le département semble moins exposé que d’autres dans l’immédiat – on pense à la Seine-Maritime ou à la Haute-Corse –, son relief peu élevé le fragilise à plus long terme, avec de nombreuses zones basses, en arrière du littoral, séparées de l’océan par de simples cordons dunaires. La zone est aussi fortement urbanisée : «Un territoire où l’artificialisation des sols est élevée, avec peu d’espaces naturels tampons», note Marc Robin, de l’Observatoire régional des risques côtiers, organisme rattaché à l’université de Nantes, qui travaille avec son équipe à informer les collectivités et les services de l’Etat sur les risques encourus.

A Saint-Nazaire, après la publication du plan de prévention des risques littoraux (PPRL) de 2016 qui délimitait les espaces à risques de submersion, la commune a adapté son plan d’urbanisme. Dans le quartier de Méan-Penhoët, une digue a ainsi été bâtie en 2017, un mur en pierre adossé à une butte et percé d’ouvertures vers le petit port de plaisance. Un système d’alerte a également été mis en place avec Météo France. En cas d’urgence, il prévoit de fermer les passages à l’aide de batardeaux, des barrières amovibles. Au niveau de l’urbanisme, «il y a des zones où l’on ne peut plus construire, ou de manière encadrée. Les maisons sont censées être équipées d’un étage refuge ou d’un accès par le toit pour les secours. Les compteurs électriques ont dû être mis à l’abri», détaille Guillaume Hainigue, chargé de mission risques naturels et adaptations à l’agglomération.

Difficile de savoir, néanmoins, si les habitants ont vraiment réalisé les travaux obligatoires. «Les diagnostics de vulnérabilité des logements sont pris en charge par le fonds Barnier, ainsi que les travaux préconisés jusqu’à 80 %, mais nous n’avons pas de chiffres exhaustifs recensant qui les a effectués», explique l’expert. Laurent Quartier, qui réside depuis trente-sept ans dans ce secteur ouvrier à deux pas des Chantiers de l’Atlantique, une zone de maisons modestes et souvent de plain-pied, confirme : «Les gens ont parfois du mal à comprendre pourquoi ils sont en rouge sur la carte et leur voisin en bleu. Et il est vrai que nous étions peu nombreux à la réunion publique d’information, et encore moins à réaliser les diagnostics, puis les travaux.»

«Un jour, il faudra déplacer»

C’est bien là le problème pour les pouvoirs publics : il faut anticiper un changement qui s’étalera sans doute sur plusieurs décennies. «Pour l’instant, l’impact de la hausse du niveau des mers n’est pas visible au quotidien, constate Guillaume Hainigue. Ce sont plutôt des phénomènes de submersions possibles lors de grosses tempêtes», mais qui viennent choquer l’opinion publique. «La difficulté est de mettre de la temporalité dans tout ça, poursuit Eric Provost, élu en charge des questions d’environnement à Saint-Nazaire. Nous sommes sur du long terme et ça complique la prise en compte.» D’autant plus que les projections restent floues. «Si on regarde dans le futur, le niveau de la mer monte, sa température augmente. Les tempêtes devraient être plus fortes, plus pluvieuses, souligne l’universitaire Marc Robin. Pourtant, on ne parvient pas à positionner le trait de côte avec précision.»

S’il semble difficile de dessiner l’avenir du quartier de Méan-Penhoët dans cinquante ans, des prévisions sont néanmoins possibles. A Saint-Nazaire, le marégraphe installé dans le port note une hausse du niveau d’eau de 20 centimètres depuis 1860. Les scientifiques du Giec prévoient la même chose pour les vingt-cinq prochaines années, soit 20 cm d’ici 2050. Le long de la digue du Brivet, en ce matin brumeux, Guillaume Hainigue le sait bien. «Il est sûr qu’à long terme, les maisons de Méan devront être repensées», détaille-t-il pudiquement. Avant de résumer : «Se protéger n’est pas une solution d’avenir. Un jour, il faudra déplacer. Ne pas faire l’autruche, c’est revoir les priorités d’aménagement.»

Il faut aussi penser le front de mer différemment. «Aujourd’hui, ça coûte moins cher de renforcer les défenses côtières, d’endiguer, de recharger les plages, analyse Marc Robin. Le jour où ce coût dépassera celui de la relocalisation, ce qui ne va pas tarder à arriver, la tendance va s’inverser.» Si les premiers réfugiés climatiques de la côte ont fait la une – comme ceux de l’immeuble du Signal, en Gironde, évacués en 2014 et finalement dédommagés en 2021 après sept ans de procédure, ou encore le déménagement à venir de quatre établissements médico-sociaux situés à Saint-Brévin-les-Pins décidé par le département de Loire-Atlantique –, ces situations restent des exceptions. Les outils financiers et juridiques sont à trouver. Avec une question centrale : qui prendra en charge les coûts d’aménagement, puis ceux de déplacement ? «On le voit bien, l’Etat se désengage, les collectivités locales sont appelées à s’organiser», dénonce Guillaume Hainigue, chargé de mission à l’agglomération.

Et la facture s’annonce lourde. «Les collectivités vont déjà devoir sécuriser les routes, l’équipement public, et ce sera la priorité», défend l’élu de Saint-Nazaire Eric Provost. Comment seront traitées les maisons des particuliers ? «Il va falloir trouver des mécanismes de solidarité adéquats, créer un fonds», avance Marc Robin, qui va plus loin : «Dévaloriser les biens pour dissuader les habitants ? Mais qui va les racheter ?» Pour Eric Provost, la réponse est claire : «Le public n’est pas là pour indemniser le privé. D’autant plus que les prix des assurances ont déjà commencé à augmenter pour les collectivités.» Ces derniers risquent même d’exploser ces prochaines années et d’exclure certains phénomènes, comme la submersion. «Notre rôle, c’est d’informer au maximum la population en amont», poursuit-il. Pourtant, la prise de conscience ne suit pas. Il suffit de regarder les prix de l’immobilier, toujours au plus haut sur le littoral, pour réaliser le chemin restant à parcourir.

«Le risque, c’est de donner au rural l’impression d’être sacrifié»

En remontant dans l’estuaire, le projet Adapto du Conservatoire du littoral travaille justement à cette prise de conscience, mais sur des zones non construites. Propriétaire foncier, cet établissement public interroge la montée de l’eau sur certaines de ses parcelles. A Frossay, les bords de Loire ont toujours été inclus dans le domaine maritime : l’eau du fleuve est salée et ses niveaux fluctuent au gré des marées. Ici, dans un estuaire soumis à la montée des eaux de mer en aval et à l’assèchement du fleuve en amont, aucun plan de prévention des risques n’a encore été publié, malgré la présence de nombreuses industries et de différents sites Seveso. Juliette Thibier, chargée du projet Adapto en question, explique : «C’est assez fin, mais on constate déjà le changement. Il y a des effets de seuil, des dépôts de vase plus importants dans les prairies. De nouveaux cours d’eau se forment, des roselières se développent. Pour l’instant, nous continuons à curer, mais l’idée est de voir comment on accueille l’eau à terme…»

En face d’elle, de l’autre côté de la Loire, l’usine à charbon de Cordemais et ses cheminées rouges et blanches se noient dans le ciel gris. Sur le fleuve, deux bateaux de pêcheurs sont à l’arrêt, leurs filets relevés au-dessus des eaux brunes, tandis qu’un troupeau de vaches pâture sur la terre ferme, de la prairie grasse et humide ponctuée de bouquets de roselières. Dans une zone fortement artificialisée, «un secteur végétalisé ralentit forcément les vagues lors de potentielles submersions, estime Juliette Thibier, et offre une meilleure résilience au changement climatique». Alors que l’universitaire Marc Robin propose la création de «zones tampons» qui pourraient absorber l’eau et «préserver des secteurs plus urbanisés», la chargée de projet pense que l’équation va s’avérer plus compliquée sur le terrain : «C’est délicat à expliquer aux gens. Le risque, c’est de donner au rural l’impression d’être sacrifié.» Pour mener à bien le projet, il faut mettre toutes les personnes concernées autour de la table : agriculteurs, associations naturalistes, communes, chasseurs, citoyens… Si, à Frossay, aucune maison n’est directement affectée, ce n’est pas le cas à Corsept, à quelques kilomètres de là. Juliette Thibier détaille : «L’idée est de donner du temps à l’adaptation en se posant les bonnes questions ensemble : jusqu’à quand maintenir la digue actuelle et la réparer ? Quand est-ce que les conséquences ne deviennent plus acceptables ? A quel moment on prévoit la relocalisation ? Même si, encore une fois, nous n’avons pas de boule de cristal.»