Menu
Libération
Biennale du vivant : interview

Lucie Bittner et Makenzy Orcel : «Depuis la mort, on comprend mieux la vie»

La distinction entre vivant et non vivant est-elle un concept pertinent ? Et comment les définir ? La chercheuse en microbiologie Lucie Bittner et l’écrivain spécialiste de la culture vaudou Makenzy Orcel confrontent leurs expériences et tentent de faire bouger les lignes de ces notions essentielles.

(Salomé Perez/Liberation)
Publié le 26/09/2025 à 19h47

Discussions, projections, spectacles... Libération s’associe pour une deuxième édition de la biennale du vivant à l’Ecole des arts décoratifs-PSL, l’Ecole normale supérieure-PSL et le Muséum national d’histoire naturelle. Rendez-vous les 26 et 27 septembre à Paris.

Un banc de plancton et une statuette vaudou se rencontrent dans un bar. Gageons qu’ils auraient beaucoup à se dire («La forme ?»), à commencer par savoir s’ils sont respectivement vivants, morts, ou quelque part entre les deux. Car déterminer ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas est plus complexe qu’il n’y paraît : la biologie, qui est pourtant bien placée en sa qualité de science de l’étude de la vie, se trouve dans l’embarras face à certaines formes de vie (ou de non vie) qui résistent à la classification. Lucie Bittner (1), chercheuse en génomique environnementale au Muséum national d’histoire Naturelle, consacre une partie de ses journées à dialoguer avec du plancton ; l’écrivain Makenzy Orcel (1) mobilise de son côté la culture vaudou de Haïti pour explorer ce que la mort nous dit de la vie, comme il le fait dans sa trilogie en cours l’Ombre animale (2016) et Une somme humaine (2022), tentent de faire sauter les cloisons entre le vivant et le non vivant.

Qu’est-ce que vous considérez comme vivant, et qu’est-ce que vous considérez comme non vivant ?

Makenzy Orcel : De mon point de vue, tout est vivant. Je travaille depuis un lieu très sensible : l’imaginaire. Lorsqu’on introduit un personnage dans un récit, qu’il s’agisse d’un animal dans une fable de La Fontaine, du chat de Natsume Sōseki, ou d’un mur, de la mer, d’une chaise, on créée un point de vue à partir duquel on peut poser un regard sur le monde. Je viens d’une culture qui fait de la place à ces imaginaires-là, aux versants visibles de l’existence autant qu’à ses versants invisibles. On a un dieu dans le vaudou, Legba, qui assure la rencontre entre le monde des vivants et le monde des morts, qui ouvre la porte à tout ce qu’on ne voit pas.

Lucie Bittner : J’aime beaucoup cette définition. On pourrait aussi dire que ce que l’on considère comme vivant, c’est ce à quoi l’esprit humain a donné vie, en décidant qu’il s’agissait d’une entité digne d’intérêt. En tant que biologiste de l’évolution, je définis le vivant comme ce qui a la faculté de s’adapter au changement de son environnement. C’est donc quelque chose qui est en interaction : ce qui est vivant, c’est ce qui interagit. Bien sûr, il existe de nombreux débats au sein de la communauté scientifique à ce sujet : on pensait que les graines ou les spores sont des formes inertes ; mais on sait aujourd’hui que, du point de vue moléculaire, il y a des mécanismes miniatures qui s’y déroulent. Les définitions de ce qui est vivant divergent selon les différents champs scientifiques, et même selon les différentes branches de la biologie, mais toutes ces définitions incluent trois éléments. D’abord, il y a la nécessité d’un gradient et la mise en place d’une compartimentation (la cellule est l’unité de base de la vie sur Terre) ; ensuite, le vivant est une information qui se réplique, ce n’est pas un processus statique ; enfin, les vivants métabolisent, ingèrent, utilisent et transforment ce qui compose leur environnement. Tous ces éléments reposent sur le besoin de diversité, qui crée les interactions entre différentes entités.

Et comment travaillez-vous, depuis vos disciplines respectives, sur ce qui est non vivant ?

L.B.: En biologie, on peut parfois se demander : est-ce que la mort existe vraiment ? J’étudie le plancton, qui est, étymologiquement parlant, tout ce qui est organique dans l’eau en général, et qui n’est pas capable de nager à l’encontre des courants. Est-ce que tout type de plancton est vivant ? Quelle part dérive et quelle part interagit avec son milieu ? Nous n’avons pas de chiffre. Est-ce qu’un plancton peut mourir un jour ? Mais dans ce cas, qu’est-ce que la mort ? Cela fait se poser une nouvelle question : du point de vue de la biologie, la distinction entre vivant et non vivant est-elle un concept pertinent ?

M.O.: La mort est ma thématique de toujours. C’est quelque chose qui m’interpelle beaucoup, au-delà de la mort biologique comprise comme finitude existentielle, car nous sommes toujours pris dans une forme de transmission à notre insu. On transmet quelque chose en passant d’un corps, d’un souffle, d’une présence au monde, à autre chose qu’on ignore. J’essaie donc de penser la mort dans toutes ses dimensions : politique, sociale, financière, existentielle, sous forme de solitude, de persécution, de dictature, toutes ces morts qu’on peut imposer, donner à une personne ou à un pays tout entier.

Makenzy Orcel, vous écrivez «tout s’éclaircit à partir de la mort». Lucie Bittner, est-ce que travailler sur des organismes dont on se demande s’ils sont vivants ou morts, comme le plancton, éclaircit des choses, nous aide à mieux les comprendre ?

L.B.: Cela amène par exemple à se demander : que se passe-t-il si une espèce disparaît ? Dans un écosystème, certaines interactions vont disparaître, peut-être même que, par un phénomène de réactions en cascade, l’ensemble de l’écosystème va s’écrouler. C’est donc assez important de comprendre cela, parce qu’on ne sait pas reconstituer des écosystèmes aujourd’hui, malgré tous les fantasmes de fuite vers une planète B pour y recommencer la vie : il y a trop d’éléments aléatoires et inconnus dans un écosystème. C’est donc important de pouvoir définir si une entité est morte, parce que sa vie ou sa mort peut déterminer celle de l’ensemble de son écosystème.

M.O.: Cette phrase vient de mon dernier roman, Une somme humaine. C’est ainsi que débute le récit de ma narratrice, une femme venue d’un village du sud de la France s’installer à Paris. En lisant son histoire, on a l’impression que sa parole commence vraiment à compter, à prendre forme, à partir du moment de sa mort. Pourquoi ? Parce que c’est le seul moment où elle parvient à échapper à certaines formes de catégorisation. Nous sommes toujours coupés en trois, par exemple pour mesurer le temps, qu’on a découpé entre passé, présent et futur. Mais nous, les vivants, on ne sait pas raconter nos vies. On ne sait pas parler de la mort. Dès qu’on dit «la mort», tout est fini. C’est «là-bas c’est l’inconnu». Il y a des cultures où la mort est complètement taboue, où les gens n’ont jamais vu de cadavre. En faisant parler ma narratrice depuis le lieu de la mort, je peux poser un autre regard sur la vie, casser cette tripartition : il n’y a pas de passé, pas de présent, pas de futur, la seule chose qui existe, c’est le langage, qui agit comme une sorte de présent continu. Donc, depuis la mort, on comprend mieux la vie, on cerne mieux le passé, le présent et on finit par comprendre que le futur est une sorte de projection faite par les gens qui ont peur de mourir, de finir, de ne plus avoir leur place.

Lucie Bittner, vous définissez le vivant comme «ce qui peut s’adapter». Makenzy Orcel, est-ce que les morts, aussi, peuvent s’adapter à leur environnement ?

M.O.: J’ai déjà du mal à parler pour les vivants, si je dois parler pour les morts, ça va devenir compliqué ! On voit dans certaines sociétés africaines que le tissu social est presque sacré, c’est-à-dire qu’il ne faut pas qu’il y ait de césure, ou d’arrêt dans le temps. Quand quelqu’un de la communauté vient à disparaître, une personne de son entourage va sculpter une pierre ou un gros morceau de bois, et va placer cet objet quelque part, de sorte à représenter celle ou celui qui n’est plus là physiquement. Cette sculpture vient alors souder les deux bouts explosés du tissu. Cette idée est intéressante, parce que c’est pour moi une petite victoire sur la mort en tant que finitude. Dans certains pays d’Amérique latine comme en Haïti, les vivants ne cessent pas de vivre avec les morts : le jour de la fête des morts, c’est un bordel pas possible, les gens prennent leur poste de radio et leur meilleur alcool, déterrent les morts, boivent et dansent avec eux, ils pleurent, ils parlent, ils rient. Ma mère n’a jamais cessé de parler à ses ancêtres : elle entretient ainsi la vie d’une lignée. A l’échelle de l’histoire de cette lignée, il y a plus que la simple vie qui habite mon corps.

L.B.: Dans la société comme dans la science, on a parfois le sentiment que le non-vivant fait peur. Dans l’histoire des sciences, il y a eu une compartimentation entre ce qui relèverait du non vivant (la géologie ou l’astrophysique, par exemple) et du vivant (la biodiversité, les mécanismes moléculaires, etc.). Mais grâce aux avancées actuelles dans la science, on peut retravailler aux interfaces entre ces deux domaines, étudier leurs interactions. Les micro-organismes occupent par exemple une place à cheval entre entité vivante ou non vivante ; il y a aussi des entités comme les champignons ou des bactéries qui s’attaquent (décomposent puis réutilisent) aux organismes morts plus gros qu’eux et les réutilisent – on pourrait dire qu’ils les compostent. Ce non-vivant est réutilisé par le vivant pour faire du vivant : il y a donc toute une chaîne qui se met en place, qui montre que le vivant et le non-vivant sont toujours en interaction.

Les vivants mentent, parfois. Les morts, jamais ?

M.O.: Il y a une conception, en Haïti, que me répétait ma mère, qui est que les morts sont dans la vérité et que les vivants sont dans le mensonge. Nous, vivants, nous avons été modelés – pourquoi ai-je été élevé selon les codes de la masculinité ? –, on est habités par des rêves et des voix : sait-on toujours quoi faire de tout ça ? Il existe tellement de versions de nous-même qu’on peut se demander, comme Edouard Glissant, si on habite un pays réel ou un pays rêvé. Le mensonge commence là, à partir de cette ignorance de nous-même, qui est d’autant plus forte pour les ex-colonisés.

L.B.: Que nous disent les fossiles ? Ce que nous apprennent des disciplines comme la paléontologie, qui font parler les fossiles, c’est la réalité de catastrophes comme les différentes extinctions de masse. Et depuis l’Anthropocène, avec notamment la sixième extinction nous constatons de notre vivant, donc sur une échelle de temps dramatiquement courte, la disparition d’espèces en lien avec le changement d’usage des sols, la surexploitation, les espèces invasives en augmentation avec les activités humaines, le changement climatique, les pollutions. Les registres fossiles d’avant l’Anthropocène, ces non-vivants-là sont donc des témoins d’un temps passé et de la vulnérabilité du vivant. A l’heure de l’Anthropocène, on peut en tirer des leçons, pour mieux conscientiser les scénarios de catastrophe possibles à venir, et mieux imaginer, grâce aux non-vivants, l’avenir des vivants.

(1) Lucie Bittner participera à l’échange Qu’est-ce qui est vivant, qu’est-ce qui ne l’est pas ? De 10 heures à 11 h 30 à l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs - PSL
(2) Makenzy Orcel participera à l’échange Entres-mondes : fantômes, zombies et revenants de 17 h 30 à 18 h 30 à l’Ecole normale supérieure - PSL