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Libération
Essai

Même les poissons volent : la mondialisation à tire-d’aile

François Suchel, pilote d’Air France, s’est penché sur les cargaisons qu’il convoie régulièrement dans les soutes de ses avions de ligne. Un surprenant voyage au cœur de la mondialisation.

François Suchel, pilote de ligne écrivain. (Photo Stéphane Remael)
ParFabrice Drouzy
Rédacteur en chef adjoint - Suppléments et spéciaux
Publié le 05/10/2025 à 5h12

Quel points communs entre la jeune Katicia qui fabrique des sacs en raphia à deux pas de la décharge de Tananarive à Madagascar ; Charles, pêcheur à la Réunion, qui chaque matin part lancer ses filets aux larges des côtes ; Topister au Kenya, fière de faire vivre sa famille en travaillant dans une ferme exportant des roses ; Song qui lui s’active dans le complexe industriel de Namdong en Corée du Sud… Ou encore Lucas, beau gosse au sourire ultra bright, qui gère un haras à Wellington en Floride ?

Toutes et tous, à la fin de leur journée amèneront le fruit de leur travail dans un aéroport où un avion (rempli de passagers) décollera dans la nuit pour acheminer à l’autre bout de la planète ces produits manufacturés, légumes ou fleurs, poissons surgelés mais aussi… «des poussins d’un jour, des poches de sang et des radionucléides, des chevaux de course et des cadavres». Car, ce que l’on sait peu, le fret n’est nullement réservé aux gros transporteurs cargos. A l’ère de la mondialisation, le cœur du monde bat dans les soutes des avions de ligne.

Durant quatre ans, le pilote d’Air France François Suchel (que l’on avait rencontré pour un portrait il y a quelques années; l’homme étant également réalisateur, photographe, sportif aguerri...) a donc mené une étonnante enquête au cœur du fret aérien, rencontrant au gré de ses rotations des dizaines d’acteurs de l’incessant ballet planétaire dont la démesure donne le tournis : si l’on prend le seul exemple des roses kényanes expédiées à travers le monde, ce ne sont pas moins de 3 500 tonnes de fleurs qui s’envolent chaque semaine de Nairobi, soit la charge marchande de trente-cinq Boeing 777.

Tout a commencé le 7 novembre 1910, lorsqu’un marchand de tissu fit transporter par avion un rouleau de soie rose entre Dayton et Colombus -120 kilomètres !- à l’occasion des soldes de son magasin. Depuis ces époques héroïques, les trajets se comptent en centaines de milliers de kilomètres (François Suchel, depuis le début de sa carrière il y a une trentaine d’années, a lui-même parcouru trois cent vingt tours de la Terre en dix-neuf mille heures de vol). «En lisant ces lignes, votre cœur bat vraisemblablement autour de soixante-dix pulsations par minute. A chacune de ces pulsations, un avion décolle quelque part dans le monde. Boum, boum, boum», note l’auteur.

Divisant son livre en courts chapitres qui sont donc autant d’escales, il détaille donc les mille visages de ce «village global», suivant par exemple en temps réel le « parcours » d’un thon qu’il voit sortir de l’eau à la Réunion pour le retrouver quelques dizaines d’heures de vol plus tard sous forme de sushis dans un restaurant new-yorkais!

Un système qui montre aujourd’hui ses limites. Limites planétaires devant la frénésie de consommation et la pollution qu’elle entraîne (à commencer par le kérosène des avions), interdépendances et déséquilibres économiques, voire dangers pour les pilotes confrontés aux soubresauts géopolitiques. «Vu l’instabilité du monde actuel, les voies aériennes reliant l’Europe et l’Asie du Nord se réduisent comme une peau de chagrin. Il suffirait qu’un petit pays comme l’Azerbaïdjan interdise l’accès à son espace aérien pour nous contraindre à rejoindre l’Orient par l’ouest, à survoler contre le vent l’Atlantique, l’Alaska, le Pacifique […] Le ciel se ferme au-dessus du chaos terrestre, nos cartes se couvrent de zones rouges.»

«Gagner du temps, c’est perdre le monde», disait Paul Virilio, philosophe de la vitesse. «Là se situe le nouveau paradigme, conclut François Suchel : accepter de perdre du temps, ou plutôt de prendre du temps, pour regagner notre place en ce monde».

A condition bien sûr que ce temps retrouvé ne soit pas consacré aux écrans…

Même les poissons volent, enquête d‘un pilote au cœur du fret aérien, de François Suchel, édition Paulsen, 182 pp., 19 euros.