A une dizaine de mètres sous les flots, la visibilité est quasi-nulle ; je commence à regretter cette plongée matinale. Une fois de plus, le mistral rabat le panache du Rhône vers la côte languedocienne, et les eaux côtières sont maronnasses. Je râle intérieurement, un œil sur mon compas, l‘autre sur mon camarade de plongée qui palme au coude-à-coude. Soudain, elle apparaît et je crois voir un incendie. La godive orange est un superprédateur, une lionne aquatique de 5 cm de long. Juste sous mon nez, elle dévore une colonie d’hydres et darde des excroissances orange à la pointe flamboyante (1). Son corps est parcouru de lignes blanches comme une piste d’atterrissage la nuit, ses cornes (2) jalousent les taureaux camarguais. J’adore les nudibranches et la godive orange illumine une journée qui s’annonçait maussade. Ce favoritisme est totalement injuste, car peu de naturalistes se passionnent pour les limaces de nos bois, alors que les nudibranches de tous les océans captivent les plongeurs.
On dit que les couleurs vives de la godive signalent sa toxicité aux prédateurs, car ce nudibranche accumule les toxines des hydres qu’il broute. Je le perçois orange, blanc et rouge et n’ai effectivement aucune intention de le croquer, mais les poissons et crustacés qui pourraient s’en nourrir n’ont pas la même vision que moi. Les nudibranches sont-ils aussi chamarrés, aux yeux de leurs prédateurs ?
Cedric van den Berg (Universités du Queensland et de Bristol) et ses collègues de six instituts de recherche internationaux, ont étudié la question chez les nudibranches de la côte est de l‘Australie (3). L‘équipe a photographié 346 nudibranches de 45 espèces sous le même éclairage. Trente-deux espèces étaient actives en journée, treize la nuit. Les scientifiques ont utilisé les clichés afin de reconstituer les caractéristiques de couleur et de forme des nudibranches, vues par un de leurs prédateurs, le baliste Picasso. En effet, comme me l‘explique Cedric van den Berg «les sensibilités spectrales des balistes sont décalées vers le bleu, de sorte que leur capacité à percevoir les longueurs d’onde plus élevées (par exemple le rouge) n’est pas aussi bonne que la nôtre. De plus, leur détection des détails spatiaux est réduite par rapport à celle des humains, ce qui signifie qu’une grande partie des motifs des nudibranches ne leur est visible que de près».
Suite à leurs mesures et calculs, les scientifiques avides de couleurs ont montré que les espèces de nudibranches actives le jour présentent, aux yeux du baliste Picasso, des motifs plus audacieux que les espèces nocturnes, avec des couleurs, des luminances et des contrastes de motifs plus soutenus. Les espèces diurnes étaient aussi de forme plus allongée, avec des rayures et motifs de couleurs plus réguliers. L‘étude indique donc que les espèces diurnes, exposées à des conditions de lumière qui favorisent la vision de prédateurs actifs en journée, alertent sur leur toxicité. Ce système de défense visuelle permet à une majorité d’espèces de se nourrir en pleine lumière, alors que les nudibranches nocturnes vivent des existences cryptiques.
Les auteurs demeurent néanmoins prudents quant au lien supposé entre signaux colorés et toxicité, et soulignent que «malgré des décennies de recherche, les études visant à déterminer si la diversité des couleurs chez nudibranches est corrélée avec les défenses chimiques, restent incomplètes».
Pour Julien Renoult, spécialiste des signaux colorés et plongeur naturaliste au CNRS «une grande question demeure : tandis que les signaux d’avertissement de la toxicité utilisent généralement un nombre limité de couleurs et de motifs favorisant la reconnaissance et la mémorisation du danger, comment expliquer une telle profusion de couleurs chez les nudibranches ?»
(1) Les excroissances qui donnent à la godive orange des allures de porc-épic souple se nomment des cérates.
(2) Ces «cornes» sont en fait des palpes buccaux.
(3) Van den Berg, C. P., et al. (sous presse). Diel activity correlates with colour pattern morphology of heterobranch sea slugs. Journal of Animal Ecology.