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Le Printemps des Humanités: tribune

Musées et anthropologie : construire l’universel au pluriel ?

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Par Benoît de L’Estoile, anthropologue, directeur de la recherche et de l’enseignement au musée du quai Branly – Jacques Chirac.
Masques sacrificiels exposés dans le cadre de l'exposition «Mexica. Des dons et des dieux au Templo Mayor» au musée du quai Branly-Jacques Chirac à Paris, en mars 2024. (Stephane de Sakutin/AFP)
par Benoît de L'Estoile, anthropologue, directeur de la recherche et de l’enseignement au musée du quai Branly – Jacques Chirac
publié le 11 mars 2025 à 10h28

Savoir qui nous sommes, savoir ce à quoi nous tenons, penser les lieux et les échelles de ce qui nous rassemble… Le Campus Condorcet organise, le 20, 21 et 22 mars 2025, trois jours de débats et de rencontres sur le thème «Universel(s) ?». Un événement dont Libération est partenaire.

«Le Musée de l’Homme incarne l’esprit français, c’est-à-dire l’idée d’universel. La France, c’est l’universel, et donc, c’est en France qu’il y a ce musée dédié à l’humanité.» Ces paroles du président de la République, François Hollande, inaugurant en 2015 le Musée de l’Homme rénové, lui donnent la mission d’incarner la singularité, et donc la légitimité, d’une nation qui revendique un lien privilégié à l’universel. L’universel est ici invoqué au singulier, sur le mode de l’évidence. Or il existe diverses façons, concurrentes, de revendiquer l’universel.

Les efforts pour élargir la définition d’un universel jugé trop étroit ont été notamment portés par les anthropologues. Ainsi, le Musée de l’Homme originel proposait en 1938 un nouvel humanisme, élargissant l’humanité aux dimensions du monde, en s’appuyant sur une discipline nouvelle, l’ethnologie. C’est précisément à «l’expérience ethnologique» que Maurice Merleau-Ponty, évoquant Mauss et Lévi-Strauss, associa quelques années plus tard ce qu’il appelait, par opposition à «l’universel de surplomb», un «universel latéral», terme aujourd’hui repris par un autre philosophe, Souleymane Bachir Diagne.

En 1947, l’Association américaine d’anthropologie (AAA) publia un «avis sur les droits humains», adressé à la commission des Droits de l’Homme des Nations Unies, alors en train d’élaborer la Déclaration universelle des droits de l’Homme. L’association des anthropologues posait une question de principe : «Comment la Déclaration proposée peut-elle s’appliquer à tous les êtres humains, plutôt qu’affirmer des droits conçus seulement en fonction des valeurs dominantes dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique ?». Revendiquant au nom de la science le «relativisme culturel», les anthropologues américains mettaient en question la prétention à l’universel de la Déclaration (au sens où elle revendiquait des droits identiques pour tous les êtres humains), soulignant le risque qu’elle ne soit pas véritablement universelle, parce qu’elle oubliait les différences culturelles. Alertant sur le risque d’imposer à toute l’humanité une définition (implicitement) occidentale des droits, ils soulignaient que «les normes et les valeurs sont relatives aux cultures dont elles sont issues, si bien que toute tentative pour formuler des postulats issus des croyances ou du code moral d’une seule culture ne peut qu’entraver la possibilité d’appliquer à l’ensemble de l’humanité une Déclaration des Droits de l’Homme». Ils soulignaient à l’inverse la nécessité de «reconnaître la validité de nombreux modes de vie différents» et d’être «convaincante pour l’Indonésien, le Chinois, l’Indien, l’Africain».

Alors que la Déclaration universelle prévoyait uniquement des droits accordés à des individus, les anthropologues, affirmant que «l’individu réalise sa personnalité à travers sa culture, donc le respect pour les différences individuelles implique un respect pour la différence culturelle», revendiquaient des droits pour des sujets collectifs, des cultures ou des groupes. Même si l’AAA a abandonné sa position, cette question est toujours actuelle : l’idéal universaliste concerne-t-il d’abord les individus, ou bien les collectifs ?

Revenons aux musées. Là encore, il faut en parler au pluriel, tant la question de l’universel ne se pose pas de la même façon dans les deux grands types historiques de musées. D’un côté le musée des Beaux-Arts, voulant offrir une sélection des plus belles œuvres d’art de l’humanité, reposait sur le postulat que le langage de l’art est universel, s’adressant idéalement à chaque individu. De l’autre, le musée ethnographique, héritier de l’idéal encyclopédique du musée d’histoire naturelle, entendait accumuler et valoriser la diversité des peuples et des cultures. Ici, l’universalité repose précisément sur l’inclusion de la plus grande diversité possible.

Porteur de ce double héritage, le musée du quai Branly – Jacques Chirac, conçu autour des arts et sociétés originaires des continents autres que l’Europe, a vocation à interroger l’universel et la pluralité des façons de le construire.

Aujourd’hui, la multiplication des musées de par le monde n’implique nullement l’adoption universelle d’un modèle unique de musée. Dans leur diversité, les musées restent des lieux privilégiés où analyser les façons dont s’élaborent et s’affrontent des définitions plurielles et concurrentes de l’universel.