Pouvez-vous citer le nom d’une compositrice, qui ne soit pas Clara Schumann et dont vous avez déjà entendu une œuvre, en enregistrement ou en concert ? Difficile, n’est-ce pas ? Et pourtant… Les femmes ont toujours fait de la musique mais à la lecture de manuels d’histoire, au vu des programmations de concert et de radio, on pourrait en douter – sauf quelques exceptions notables «sous condition». Pour parler des compositrices, on évoque d’ailleurs souvent en priorité la figure de la «femme empêchée», des «sœurs de» ou «femmes de», comme Fanny Mendelssohn, qui devait composer sous le nom de son frère, ou Alma Mahler, que son mari Gustav poussa à renoncer à la composition. Mais on raconte peu les obstacles rencontrés par Rebecca Clarke, obligée de présenter ses œuvres sous un pseudonyme masculin, ou soupçonnée dans la presse de «ne pas exister» lorsque sa sonate pour alto fut distinguée lors d’un concours.
Enfin, que dire des autres compositrices, comme Louise Farrenc ou Augusta Holmès qui ont connu la gloire de leur vivant avant de sombrer dans l’oubli. Hormis les chanteuses – catégorie à part – les instrumentistes ont aussi longtemps été marginalisées. L’accès aux orchestres leur a été interdit jusqu’à l’instauration de paravent pour les auditions de recrutement. Certes le passage à la postérité des musiciens est un phénomène complexe, mais avec les femmes, il y a autre chose que le passage du temps et un oubli inéluctable. Comme le montre le traitement accordé par l’historiographie, le phénomène d’invisibilisation n’a pas été le fruit du hasard, mais le reflet d’un système qui a exclu les femmes du récit musical dominant, du «canon».
Réparer le passé, c’est récupérer la moitié de notre arbre généalogique musical. Il ne s’agit pas d’effacer Beethoven ou de ne plus faire entendre Mozart ou Ravel, mais bien d’élargir notre horizon. C’est redonner voix aux compositrices et compositeurs exclus du canon musical en raison de leur genre et de leur origine, faire entendre leurs œuvres régulièrement en concert et sur les ondes. Plus que jamais, le monde de la musique classique doit sortir de sa tour d’ivoire et faire sa part dans la cité. En 2025 encore, des festivals en France proposent des programmations 100 % masculines en toute impunité, alors qu’ils bénéficient de financements publics et du mécénat d’entreprises qui se disent engagées pour la promotion de la mixité et de la diversité. Continuer à ne programmer que des compositeurs masculins avec des interprètes masculins, c’est activement perpétuer l’idée que les compositrices n’ont jamais existé ou qu’elles étaient inférieures en talent et que les musiciennes n’ont toujours pas leur place.
Le monde de la musique classique résiste souvent à ces débats, brandissant en étendard le talent, le génie. Au nom de la «méritocratie», j’ai moi-même longtemps émis des réserves. Pourtant, quelle ne fut ma surprise d’apprendre qu’en 1903, Théodore Dubois, le directeur du Conservatoire de Paris, n’avait pas hésité à instaurer des quotas pour faire face à «l’envahissement progressif par des élèves femmes» des classes de cordes ? Des quotas pour limiter le nombre des femmes ! Le monde de la musique a su le faire. Peut-être qu’il pourra s’habituer à l’idée de conditionner l’attribution de financements à la présence réelle de mixité et de diversité dans les programmations et ainsi – enfin – accorder une juste place aux unes et aux autres ?