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Non-lieux, zones périurbaines, sous-sols… La ville évaporée

Comment rendre vivants les espaces délaissés qui sont aussi des espaces de liberté ? Trois ateliers du forum Popsu de Lens tentent d’apporter des réponses.

Le 10 avril 2024 en Aveyron. Troupeau de moutons dans les environs d’Arvieu. Photographie réalisée pour Les carnets de Territoires, pilotés par POPSU. Ici «Des villages qui se font seuls ? - Innovation et et action publique à Arvieu (Aveyron) par Ornella Zaza avec Alessia de Biase et César Gèlves- Espinel. (Claire Jachymiak)
ParStéphanie Maurice
correspondante à Lille
Publié le 21/10/2025 à 17h15

Comment réconcilier métropoles et campagnes, périphéries et centres-villes, écologie et habitat ? Plongée, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) dans les initiatives qui améliorent les politiques urbaines.

Alors que les discours sur la ville se concentrent sur les monuments et les quartiers emblématiques, comment rendre visible les espaces méconnus ou délaissés ? Quelle place donner à la nature et au vivant ? Comment rendre compte de la diversité géographique et sociale d’une banlieue ou d’une zone pavillonnaire ? Retour sur trois ateliers du campus Popsu à Lens fin août.

Les interstices, lieux de respiration ou d’exclusion

Quand on est urbaniste, que fait-on des interstices des villes où se glissent des invisibles ? Il y a ces ponts sous lesquels dorment des exilés ou des sans-domicile. Ces ronds-points, «que nous qualifions comme des non-lieux», rappelle Eric Chenderowsky, directeur urbanisme et territoire à la métropole de Strasbourg, où les Gilets jaunes sont devenus visibles. L’économie souterraine et illégale prend de plus en plus la lumière. «Le deal au grand jour, on aimerait qu’il soit moins visible. Mais on ne sait pas comment se saisir du sujet», constate un participant.

La réflexion s’est appuyée sur une opposition : d’un côté les beaux quartiers, dont on s’occupe, qu’on aménage ; de l’autre, les délaissés, qu’on considère comme vides, marginaux. Ils peuvent pourtant être des lieux de respiration. D’où l’intérêt à révéler l’existant qu’ils contiennent : le négatif (lieux de prostitution ou de drogue), comme le positif, le terrain de foot improvisé. Et tenir de compte de ceux qui y vivent, humains et non-humains, comme la mauvaise graine ou l’herbe folle des terrains vagues.

Comment capte-t-on ces invisibles, souvent inaudibles ? L’approche sociologue est la plus efficace, a reconnu l’atelier, avec son suivi sur le long terme, pour écouter les récits individuels et comprendre des parcours de vie. Par exemple, dans un quartier qui traverse une lourde rénovation urbaine, aller voir tous les trois ans les nouveaux et anciens habitants, avec un questionnaire qui pose la question de leur bien-être, comme l’a fait la métropole de Grenoble.

Mais faut-il tout visibiliser ? «Dans le Pas-de-Calais, il y a des gens qui essayent de rester invisibles, car ils tentent le passage vers le Royaume-Uni. Dans les dunes de la Slack, on a décidé de raser la végétation, pour pouvoir les arrêter. La mise en visibilité, c’est une mise en danger», témoigne une participante. Pour autant, rappelle le photographe chercheur Jean-Robert Dantrou, «les situations d’injustice demandent à être rendues visibles.» En fait, il faudrait ici fixer l’attention non pas sur le lieu, mais sur les conditions du trajet de migration.

«Le visible, c’est aussi le surveillé», remarque Hélène Clot, directrice stratégie, innovation et relations citoyennes à Grenoble-Alpes-métropole. «Ce qui est important, c’est l’intention, pourquoi je veux rendre visible l’invisible», souligne-t-elle. Un autre participant rebondit : «Il faut rendre visible pour faire ce qu’on sait faire, des politiques publiques.»

Ces délaissés, ces espaces non pris en charge, où se faufilent discrètement des usages, sont aussi des espaces de liberté. Faut-il laisser ces marges tranquilles ? En tout cas, il ne s’agit plus de construire aveuglément pour les remplir, souligne Hélène Clot : «On passe d’une logique d’aménagement à une logique de ménagement.»

L’écologie, les sous-sols oubliés

La mission a été simple, confiée à un groupe d’enfants, et à un ensemble d’urbanistes : dessiner un arbre. Les adultes ont tracé un trait, pour figurer le sol, ont dressé le tronc, et vaguement dessiné les feuilles. Les enfants ont dessiné les racines, et même pour certains, l’écureuil ou l’oiseau niché dans les branches… L’anecdote dit tout de la manière dont on a longtemps cartographié les territoires : en oubliant les sous-sols, en oubliant la manière dont le vivant non-humain interagit avec la ville. L’anecdote a été racontée par Charles Ambrosino, professeur à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine à Grenoble en introduction de l’atelier «Représenter pour agir à l’ère de l’urbanisme écologique», où intervenaient également Karine Hurel, de la Fédération des agences d’urbanisme et Gwenaël Leblong-Masclet, directeur général adjoint de Brest-Métropole.

Renaturer une ville, c’est pourtant se poser la question du souterrain, des parkings, des canalisations et du métro, et de la manière dont un système racinaire peut s’y intégrer, ou pas. Mais on ne se représente pas le monde dans sa complexité : pas de coupe verticale, où se verraient les strates de sédiments, et leur datation, ou les couches atmosphériques avec des indicateurs de qualité d’air. Les cartes restent à plat, dans une vision zénithale, en vue d’au-dessus. «Le problème de la carte, pose Charles Ambrosino, c’est que c’est une vision anthropocentrée : c’est l’homme qui regarde un planisphère et projette ce qu’il veut dominer.»

La circulation de l’eau est un autre exemple d’impensé cartographique. Grenoble, la ville sur laquelle travaille Charles Ambrosino, est ce qu’il appelle un «techno territoire», une vallée asséchée, poldérisée, habitable seulement depuis trois siècles. L’eau y est une ressource essentielle pour l’industrie des microcomposants, acteur majeur de l’économie locale. Mais les flux ne sont que rarement montrés en cartes. «Pourtant, une ville, un territoire, c’est un système de flux qui convergent, et qui rejaillissent sous la forme de déchets», rappelle-t-il. Il montre des expérimentations cartographiques, la vue d’un sous-sol avec les réseaux de distribution de l’eau. Loin de l’habituel dessin de la nappe phréatique, une vague zone délimitée sur un plan, numérotée. Et de prendre l’exemple d’un lac qu’on voudrait aménager dans un quartier prioritaire, avec une eau réputée pure. Mais si en fait cet étang est rechargé par une eau venant d’un site industriel pollué, est-ce vraiment une bonne idée ? Pour connaître cette information, il faut quitter le monde des cartes scolaires, où les mers, fleuves et rivières, d’un bleu d’azur trompeur, ne représentent qu’une partie des eaux existantes. L’eau souterraine, si indispensable en cas de sécheresse, ou qui remonte en cas de fortes pluies, s’est rappelée aux bons souvenirs des urbanistes et des cartographes.

Le périurbain, territoire des possibles

Le périurbain a tout entendu : banlieue moche, maisons pavillonnaires tristes et sans âme, règne du chacun chez soi. Cette forme d’urbanisation, comme une génération spontanée, n’a jamais vraiment été planifiée, et est souvent honnie. Aujourd’hui, il devient un territoire des possibles, idéalement situé, à l’orée des villes, à proximité de la campagne. C’était l’objet de réflexion de cet atelier du campus Popsu de Lens, sur la thématique «Périurbain, le visible et l’invisible».

«Dans la première période, celle de la détestation, on a recensé 32 mesures nationales de lutte contre le périurbain», s’amuse Lionel Rougé de l’université de Toulouse. «Trente-deux échecs.» Puis, à partir de 2010, poursuit-il, est venu un deuxième temps, celui de la reconnaissance, où les préjugés ont commencé à tomber. «Finalement, le périurbain n’était pas vraiment péri, et pas non plus urbain, s’amuse Romain Lajarge. Il est peuplé de gens qui veulent d’un peu de tout.» A la fois de la nature, mais aussi la proximité de commerces et de services, sans supporter le coût des logements en cœur de métropole. «Ce ne sont pas seulement des villes-dortoirs. Il y a des formes de sociabilité», affirme Lionel Rougé. «C’est soit le samedi ou le dimanche matin au marché, un peu le matin et le soir, avec les randonneurs et les promeneurs de chiens.»

Depuis la loi ZAN (zéro artificialisation nette), le périurbain est entré dans une nouvelle ère, ont noté les participants, celle de l’opportunité et de la séduction. Car les métropoles sont en passe de devenir des lieux qui attirent moins : le mantra reconstruire la ville sur elle-même a vécu, les habitants veulent désormais une dédensification de la ville, qu’elle devienne plus verte, plus douce, plus paisible. «Plus périurbaine ?», sourit Lionel Rougé. Dédensifier la métropole veut dire en creux rétablir des équilibres de densité, et donc repenser le périurbain. La question du «comment faire» se pose quand les acteurs locaux, des intercommunalités, n’ont pas les mêmes capacités d’intervention qu’une métropole. Il faut donc innover et expérimenter.

A la base de l’homo périurbain, il y avait l’automobile, un moyen efficace et individuel de se déplacer. Désormais, le vélo creuse aussi son sillon sur les routes. Mais Romain Lajarge en est persuadé, l’avenir est à la voiture autonome, parfaitement adaptée au périurbain : trop chère pour un achat individuel, elle sera partagée, louée sur des trajets précis, toujours en mouvement, sans besoin de mobiliser des places de stationnement.

Des pistes se sont dessinées, portées par exemple par Gabriel Attal, quand il était Premier ministre, comme le Bimby (Build in my Backyard, Construis dans mon jardin). L’idée est celle de la division parcellaire et vise les jardins trop grands, de 3 000 à 5 000 m2, des zones pavillonnaires. Des propriétaires vieillissants, qui ne veulent plus s’occuper d’espaces aussi grands, peuvent accepter de revendre une partie de leur parcelle, pour qu’elle soit bâtie. «C’est un outil stupéfiant, reconnaît Romain Lajarge. Mais pour l’instant, il existe seulement en mode expérimental.»