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Notre planète suffoque, et nos cartes restent muettes

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Pour la géographe Karine Hurel, il faut réinventer notre façon de cartographier le monde, afin de mieux le comprendre et pour protéger les écosystèmes dont nous dépendons.
(Klaus Vedfelt/Getty Images)
par Karine Hurel, géographe et cartographe. Déléguée générale adjointe de la Fédération nationale des agences d’urbanisme. Enseignante à Paris 1 Panthéon-Sorbonne
publié le 23 septembre 2024 à 13h16

A l’heure de la transition écologique, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), plongée dans les projets et initiatives qui font bouger les politiques urbaines.

Depuis des siècles, les cartes et le langage cartographique ont servi les intérêts humains. Les cartes ont servi d’outils pour la conquête territoriale, militaire, la navigation, l’administration des terres, le développement économique, etc. Même lorsque les ressources naturelles apparaissent sur ces représentations, c’est généralement dans une perspective utilitariste. Cette approche anthropocentrée de la cartographie a ainsi privilégié une vision du monde centrée sur l’humain, reléguant au second plan la représentation des écosystèmes qui nous entourent, leur richesse et leur complexité.

Or comment par exemple traduire la richesse d’un sol quand nos conventions cartographiques nous poussent à voir le monde uniquement d’en haut ? Comment exprimer l’essence d’un lieu, ses vulnérabilités ou notre attachement à celui-ci, quand la norme cartographique privilégie l’analyse de données quantifiables ? Comment prétendre protéger ce que nous ne savons pas représenter ? Ce manque de représentation du monde vivant dans nos imaginaires collectifs a très probablement contribué à la faible considération que nous avons accordée à notre environnement et à la crise écologique que nous vivons.

Des approches cartographiques novatrices émergent, comme dans les travaux portés par Terra Forma qui proposent de rompre avec la traditionnelle vue zénithale (la vision surplombante et du coup écrasante, vue d’en haut) ou d’autres travaux réhabilitant les coupes et transects. Mais pour que ces initiatives se développent, la communauté des cartographes doit tout à la fois questionner ses pratiques, son langage sémiologique et ses outils.

Le déploiement massif des systèmes d’information géographique (SIG) au sein de la profession des cartographes, dans les années 2000, a révolutionné les pratiques, offrant des capacités inédites de traitement et d’analyse des données spatiales. Mais, devenus hégémoniques, ces outils numériques ont encore plus standardisé notre vision du monde, l’aplatissant en couches de données en deux dimensions. Parallèlement, les formations supérieures de cartographie ont axé leurs programmes sur l’apprentissage de la géomatique (la maîtrise des SIG), et la maîtrise technique (langage de programmation, webmapping, gestion de bases de données), délaissant de plus en plus les aspects créatifs et critiques, voire politiques, du métier de cartographe.

Pourtant, les cartes ont un rôle crucial à jouer pour nous montrer l’invisible, et nous reconnecter au vivant. Elles peuvent être les catalyseurs d’une prise de conscience collective, les boussoles qui guideront nos sociétés vers un avenir plus durable. A elles seules, elles ont le pouvoir de lanceuses d’alerte.

Il est temps d’initier une révolution verte de la cartographie. En réinventant notre façon de cartographier le monde, nous pourrons mieux comprendre, visualiser et protéger les écosystèmes dont nous dépendons. C’est un immense défi pour la profession, mais aussi une opportunité unique de contribuer à un nouvel imaginaire collectif. La cartographie doit devenir un laboratoire d’idées, un espace de dialogue entre sciences, art et société. C’est à cette condition qu’elle pourra jouer pleinement son rôle : non pas décrire le monde, mais aider à le réinventer.