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Tribune

Nous empruntons la culture à nos enfants

Créer ne consiste plus à transmettre un patrimoine clos, mais à en préserver la possibilité d’usage pour les générations futures, estime Romaric Daurier, directeur de scène nationale.

(Nicolas Tucat/AFP)
Par
Romaric Daurier
directeur de scène nationale
Publié le 12/10/2025 à 2h12

Culture, éducation, justice, information, sciences… Syndeac, le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, organise en 2025 une série de débats pour souligner le rôle et l’importance des services publics dans la société. Une série d’événements dont Libération est partenaire. Prochain débat, «Culture et rénovation urbaine : un même combat pour l’égalité», le 13 octobre à Valenciennes.

Il y a quelques années, j’appelais dans Libération un «théâtre élargi» où les artistes puiseraient dans le réel les matériaux de leurs créations : des écritures de contexte, attentives aux territoires et aux paroles ordinaires. Puis, dans Délibéré, je rêvais de «maisons de la culture et de la nature», en écho à Philippe Descola, pour élargir la culture à la notion de vivant commun. Ces intuitions résonnent aujourd’hui face à la crise des identités.

Le champ culturel est pris dans une polarisation brutale : élite contre populaire, savant contre divertissant, institution contre spontané. Sous prétexte de «parler à tous», certains prônent une simplification de l’offre qui exclut l’altérité esthétique. Derrière le vernis d’accessibilité se cache une instrumentalisation identitaire : une culture qui désigne ce qui serait «légitime» pour tel public ou territoire. Ce populisme culturel fige les imaginaires au lieu de créer du commun.

Contre cette dérive, relisons Lévi-Strauss : l’authenticité n’est pas le folklore, mais la qualité d’une relation. Elle ne se décrète pas depuis un centre ; elle se construit dans la coprésence, dans la reconnaissance mutuelle. Or, certaines politiques prétendent «faire peuple» depuis des cénacles hors-sol, fabriquant de la proximité artificielle. L’authenticité devient fiction centralisée, quand elle devrait être une démocratie vécue à l’échelle locale : une culture tissée dans la durée, entre des personnes en relation réelle.

Depuis les débuts de la décentralisation, un changement de paradigme s’impose. La culture n’est plus seulement, pour reprendre Malraux, «l’héritage de la noblesse du monde». Elle ne s’hérite pas : elle s’emprunte à nos enfants. À l’heure de la crise écologique, cette conscience bouleverse la mission culturelle : créer ne consiste plus à transmettre un patrimoine clos, mais à en préserver la possibilité d’usage pour les générations futures.

Beaucoup d’artistes incarnent aujourd’hui cette exigence : Emilie Rousset, Mohamed El Khatib, Boris Charmatz, le collectif XY, ou la nouvelle génération de Camille Dagen, Eddy D’aranjo, Rebecca Chaillon. Tous explorent un théâtre du réel où la présence prime, où l’authenticité des sources devient matière poétique.

Cette recherche d’authenticité interroge aussi la transmission. Le penseur Tim Ingold nous invite à repenser l’éducation artistique non comme transfert de savoirs, mais comme apprentissage du «faire avec». L’artiste, comme l’enfant, apprend en suivant les lignes du monde, en observant, en ajustant son geste. L’éducation artistique devient une écologie du regard : un art d’habiter et de prêter attention. Elle n’enseigne pas des formes, mais une manière d’être au monde, d’écouter, de relier.

Créer, transmettre, éduquer : ces verbes partagent une même urgence. Dans un monde saturé de simulacres, où l’authenticité virtuelle se vend en flux, la scène doit redevenir lieu de présence. Face à la pseudo-authenticité algorithmique, la seule résistance est la coprésence : des gestes partagés, des voix réelles, des territoires vécus.

Il nous faut aussi réinventer la décentralisation : refaire territoire en circuit court, reterritorialiser la culture. Sortir du pilotage vertical pour retrouver le sens du proche, du commun, du patient tissage entre artistes, habitants et paysages. Cette écologie de la culture est une politique du lien : elle redonne à chaque lieu sa capacité d’invention.

Ainsi comprise, l’exception culturelle française ne serait plus un privilège institutionnel, mais une garantie d’authenticité : la possibilité, pour chacun, de faire culture ensemble, dans un monde à réapprendre, à hauteur d’humain.