Cette tribune a été publiée en septembre 2021 dans le cadre du Festival des solutions écologiques en Bourgogne-Franche-Comté. Nous la republions aujourd’hui à l’occasion de notre partenariat avec le Mucem qui accueillera Roland Gori lundi 17 janvier.
D’où vient cette crainte d’une catastrophe imminente à laquelle la pandémie de Covid-19 donne consistance ? Bien sûr, tous les signaux sont au rouge, réchauffement climatique, extinction de masse de plusieurs espèces, migrations de populations, catastrophes «naturelles» accélérées (tsunami, inondations, incendies…), pollution accrue et retour des épidémies… Cette pandémie est une maladie de l’anthropocène résultant tout autant des crises environnementales que de la dérégulation de nos sociétés.
Non seulement nous avons favorisé l’émergence du virus par la modification de notre biotope, non seulement nous avons assuré sa diffusion mondiale par la globalisation marchande et l’extension des territoires d’exploitation, non seulement nous avons été désarmés par la voracité des prédateurs affairistes, – externalisant la fabrique de notre matériel sanitaire, dépouillant notre système de santé par une logique purement comptable et gestionnaire –, de plus nous feignons d’ignorer que le traitement des épidémies dépend étroitement de la culture et de la politique des sociétés qu’elles affectent.
Se prémunir des chocs environnementaux
Non seulement nous avons manqué de masques, de réactifs de tests, de respirateurs et de vaccins, mais nous manquons cruellement de nouveaux systèmes de représentations pour penser et vivre le monde aujourd’hui. Comment pourrions-nous changer nos modes de vie sans modifier nos croyances, nos habitus, dispositions à agir et à penser ? Habitus hérités de la civilisation thermo-industrielle : productivité, croissance, utilitarisme, efficacité à court terme, concurrence, sélection des meilleurs, évolution à marche forcée des techniques et des industries. Ce que résume le slogan de l’Exposition universelle de Chicago de 1933 nous incite à poursuivre notre course folle vers l’abîme : «La science trouve, l’industrie applique et l’homme s’adapte.» Les civilisations font naufrage au moment de leur triomphe lorsque, dans leurs conquêtes, elles négligent de se prémunir des chocs environnementaux par des protections sociales et culturelles adéquates. Les maladies de l’anthropocène mettent en lumière l’insuffisance de certaines catégories de penser et d’agir. Il nous faut restaurer l’humanisme ou consentir, tel Icare, à périr de nos victoires techniques, autant de défaites de notre humanité.
Le programme
Nous ne manquons pas d’informations, les rapports d’expertises prolifèrent depuis au moins les années 70. Toutes les alertes nous prescrivent de modifier nos modes de vie. Mais, l’information ne suffit pas. Nous en avons jusqu’à l’infobésité. Les démarches de porter devant les tribunaux les dommages que nos sociétés font subir aux environnements, pour sympathiques qu’elles puissent être, témoignent de notre impuissance à respecter le vivant. Propre à notre culture, la matière formelle du droit tend à se substituer au souci de Justice. Le remède est de même nature que le mal. Le droit est insuffisant à respecter ce qu’il y a de sacré dans la personne humaine et dans le vivant : «La notion de droit est liée à celle de partage, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial.» (Simone Weil).
Nouvel humanisme critique
Bien que nécessaires, l’information et le droit ne suffiront pas à nous préserver de la catastrophe. Le choix est politique. Il est impérieux de remettre en cause les valeurs cardinales de nos sociétés thermo-industrielles qu’elles perfusent dans leurs dispositifs d’éducation et de santé. Faute de quoi, face au défi écologique nous risquerions de nous retrouver en situation d’habitus clivé (Pierre Bourdieu), déchirés entre deux éthiques, celle d’une exigence de productivité férocement concurrente et celle d’un souci de préservation du vivant. Ce conflit éthique autant que politique émerge à la fin du XIXe siècle au moment où les principes moraux et politiques du darwinisme social, formulés par Herbert Spencer, se heurtent frontalement aux politiques «solidaristes» soucieuses de promouvoir les idées de «justice sociale», de «dette sociale» et de «solidarité».
Aujourd’hui, un nouvel humanisme critique s’impose. Il exige une modification profonde de nos philosophies de l’éducation, de la recherche et de la santé. Nous sommes en état d’urgence de devoir nous reconnaître comme les «ayants droit» de la terre et de la vie, formant avec les autres, humains, espèces, vivants, nature, une communauté d’indivision au sein de laquelle s’activent nos affects sociaux.
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