Il est de ces débats de société qui nous déchirent sans nous grandir. Ils semblent devoir être éternels malgré l’abondance de littérature et de savoirs scientifiques pour les instruire sinon les dépasser : fin du monde ou fin du mois ? Protéger la Terre ou nourrir le monde ? La dette ou le climat ? L’opposition entre nucléaire et énergies renouvelables (ENR) est de ces débats-là.
Reconnaissons que les raisons de la colère sont multiples. Les tenants des ENR auront toute légitimité pour dénoncer les retards à répétition des EPR (les réacteurs nucléaires nouvelle génération), leur budget apparemment hors de contrôle, les fragilités du cycle du combustible, le coût exorbitant pour le contribuable, les problèmes d’acceptabilité ou encore les difficultés à convertir du foncier supplémentaire en installations nucléaires de base. Les plus convaincus d’entre eux parleront du risque de prolifération nucléaire et de l’abandon de souveraineté, car l’uranium est «100 % importé». Les nucléocrates, eux, critiqueront non sans raison l’intermittence des ENR, les coûts cachés pour le réseau, la surproduction et les prix négatifs, mais aussi la perte de souveraineté devant l’industrie chinoise, le coût exorbitant pour le contribuable, les problèmes d’acceptabilité ou la difficulté d’accès au foncier. Les plus déterminés critiqueront les nuisances paysagères, l’impact sur l’avifaune ou la «prédation» des terres agricoles.
Développer tous ces arguments, d’ailleurs ironiquement très semblables, même en écartant les plus extrêmes d’entre eux, prendrait beaucoup de temps et n’aurait pour conséquence que de nous diviser encore, de nous inquiéter pour l’avenir voire, pire, d’y préférer le statu quo et les énergies fossiles.
Or c’est bien de cela qu’il s’agit : pour chacun des piliers de la planification écologique (atténuation et adaptation face au changement climatique, protection des ressources naturelles, restauration de la biodiversité, promotion de la santé de nos concitoyens), nous n’avons ni le choix de l’objectif ni le luxe du calendrier. Sur le plan énergétique, il nous faut substituer avec efficacité les énergies fossiles par des énergies décarbonées.
Effet ciseau
En matière d’électricité, elle est déjà bas-carbone, grâce au nucléaire essentiellement : les 350 TWh produits chaque année par nos centrales nucléaires et les 100 TWh par nos barrages, nos éoliennes et nos panneaux photovoltaïques suffisent grosso modo à nos besoins. Mais ceux-ci vous vont grandir (voitures électriques, pompes à chaleur, e-SAF – le carburant durable pour l’aviation –, intelligence artificielle, hydrogène…), et nos capacités vont, elles, progressivement arriver en fin de vie en un effet ciseau saisissant au tournant de la décennie. S’il fallait nous passer du nucléaire ou du renouvelable, ce serait tout simplement impossible d’y faire face.
En matière de chaleur, c’est exactement l’inverse : notre consommation est encore largement fossile et, pour sa part décarbonée, c’est, cette fois, aux renouvelables (principalement la biomasse) qu’on la doit. Mais nos besoins ne vont pas baisser, a fortiori si l’on veut réindustrialiser notre pays, et la biomasse dont les ressources sont contraintes n’y suffira pas. Donc, à la chaleur nucléaire et à l’électricité nucléaire et renouvelable de prendre le relais.
Or, en même temps que grandissent de nouveau les polémiques contre les ENR et contre l’énergie nucléaire, les énergies fossiles regagnent du terrain : en octobre dernier, la part des véhicules thermiques et hybrides dans les nouvelles immatriculations des ménages est repassée au-dessus de 75 %, le pire résultat depuis janvier 2022. En 2024, la vente de chaudières au gaz est également repartie à la hausse chez les particuliers. Et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) indique que de nombreux projets de transition de chaudières industrielles fossiles vers les bioénergies sont gelés, vu la baisse du prix du gaz fossile sur les marchés.
Problèmes critiques
Choisir entre renouvelables et nucléaire est donc doublement une erreur. Parce que pour sortir du fossile dans l’électricité et la chaleur, nous avons besoin de toutes nos forces. Et parce qu’en s’opposant à l’une, on est trop indulgent envers l’autre et que l’on perd la lucidité nécessaire au traitement des problèmes, pourtant critiques, auxquels l’une et l’autre font face. Ainsi, l’urgence est à la transformation sans complaisance de nos méthodes et de notre ingénierie nucléaire ; l’urgence est au développement des flexibilités électriques ; l’urgence est au renforcement de notre cycle du combustible ; l’urgence est à l’intégration de critères hors prix dans nos appels d’offres ENR. Et j’en passe.
L’urgence, en somme, est d’agir, car de choisir, il n’est plus temps.