«Espace de débats pour interroger les changements du monde, le Procès du siècle se tient chaque lundi à l’auditorium du Mucem à Marseille. Libération, partenaire de l’événement depuis ses débuts, proposera, jusqu’en avril 2024, articles, interviews ou tribunes sur les thèmes de cette nouvelle saison intitulée «Luttes en partage». A suivre au Mucem, le 4 mars à 19 heures, «Sieste générale ! Ralentir ou périr ?».
Jean-Philippe Decka est un pur produit des grandes écoles françaises. Il a d’abord suivi un chemin tout tracé en devenant entrepreneur, avant de changer de voie il y a quelques années. En adoptant un mode de vie décroissant, ou plus compatible avec les exigences écologiques de notre planète, il s’est éloigné de celui de la plupart de ses anciens camarades. En 2022, il publie le Courage de renoncer aux éditions Payot, dans lequel il interroge la possibilité d’abandonner un système, et les privilèges qui en découlent, par ceux qui en bénéficient le plus. Depuis 2020, il anime Ozé, un podcast de conversations avec ces «élites» qui «refusent ce pour quoi on les a formés pour tenter autre chose». Il sera présent au Mucem le 4 mars.
Avec votre podcast, vous souhaitez «faire rêver les gens à un autre monde». Manque-t-on de contenu sur un avenir désirable ?
Une large partie des futurs que l’on projette sont soit techno-solutionnistes, soit apocalyptiques. Je souhaite participer à élargir les horizons, multiplier les histoires inspirantes sur d’autres manières de vivre, à travers les récits de parcours de «bifurqueurs» pour libérer nos imaginaires et les ancrer dans le réel.
Les personnes que j’interroge ne représentent pas forcément un modèle idéal à suivre. Ce sont en revanche des situations concrètes toujours intéressantes à comprendre. Il est compliqué, pour ne pas dire impossible, pour une entreprise de se transformer radicalement dans le cadre juridique et comptable actuel, sans parler des pressions subies par la compétition internationale. Il n’y a pas de conciliation possible entre l’entreprise et l’échelle des limites planétaires.
Dans un monde décroissant, il n’y a donc plus d’entreprise ?
L’entreprise capitaliste telle qu’elle existe aujourd’hui, non. Elle est régie par un système hiérarchique inégalitaire, basé sur la domination et l’exploitation des détenteurs du capital de l’entreprise sur la force de travail qu’ils emploient et sur le vivant dans lequel on prélève des ressources. Ajoutons à cela une quête de profit infini. Ce n’est pas compatible avec un modèle de société émancipateur pour les êtres humains et respectueux des limites planétaires. Concernant la taille des entreprises, la littérature en sciences de gestion est assez claire sur le sujet : une organisation de post-croissance est de taille réduite et ancrée sur un territoire. Il n’y a pas de place pour des multinationales et encore moins cotées en Bourse.
Vous dites que les élites doivent endosser le changement car elles ont la plus grosse empreinte écologique. Beaucoup de militants disent la même chose et prêchent dans le vide. Votre parole est-elle plus écoutée, considérée plus légitime car vous venez de ce milieu ?
C’était le postulat de base mais finalement je n’en suis pas sûr. C’est vrai que j’ai la carte de visite HEC, Polytechnique. J’ai aussi construit un réseau social, car je n’ai pas renoncé à tous mes amis… Donc oui, j’ai un droit de parole. En revanche, je ne suis pas forcément plus écouté, ma parole n’est pas suivie d’un déclencheur ou un changement de comportement. Souvent, j’amuse, je fais rire, je peux faire peur aussi, mais je ne suscite pas l’écoute de ceux qui sont éthiquement loin de ces valeurs et de cette vision du monde. Je parle à ceux qui sont déjà en questionnement.
Si l’unique solution pour un changement profond est politique, à quel endroit pouvez-vous jouer ?
Je ne pense pas que ça puisse se passer autrement que par une solution politique en effet. En revanche, là où il y a un levier c’est que cette action politique, pour qu’elle fonctionne, il faut embarquer les gens. Il faut des bases pour un terreau qui rassemble. Les personnes auxquelles je m’adresse sont en responsabilité, ce sont des décideurs. Par conséquent, ils ont du pouvoir. J’espère contribuer à préparer ce terrain politique. C’est une bataille culturelle qui se joue.