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Libération
Compte rendu

Place à demain, un week-end jeune et lillois

Place à Demaindossier
Retour sur la première édition de Place à demain, le week-end des 26 et 27 janvier 2024. Confiance en soi, en l’avenir, en la politique… Ou comment retisser des liens pour faire tenir un collectif.
A Lille, samedi 27 janvier. (Hugo Clarence Janody/Hans Lucas. Libération)
par Stéphanie Maurice, correspondante à Lille
publié le 31 janvier 2024 à 0h31

Pour la première édition de Place à demain, à Lille, ces 26 et 27 janvier, au théâtre du Nord, les moins de 30 ans ont pris les devants de la scène. Le principe, ouvrir le micro aux jeunesses, sans que les plus âgés leur coupent la chique. Les tables rondes étaient organisées en deux temps : d’abord quarante-cinq minutes réservées à des invités en dessous de la trentaine, barrière fatidique selon l’Insee entre ceux qui sont jeunes et ceux qui ne le sont plus. Ensuite, les autres générations les rejoignent. Les thématiques choisies l’ont été pendant des ateliers que Libération a conduits auprès des jeunes de la métropole lilloise : leur relation avec les médias, la politique, les sciences et le monde du travail. Ils y sont 500 000 à avoir moins de 30 ans, a rappelé Charlotte Brun, vice-présidente PS de la Métropole européenne de Lille (MEL), co-organisatrice de l’événement.

Même pas peur de l’heure, 10 heures du matin, un samedi. La salle est comble, et jeune. Alors, les médias mentent-ils ? Lauren Provost, directrice adjointe de Libération, a emplafonné d’emblée une idée reçue : «Une des étiquettes qu’on colle sur le dos de la jeunesse est de dire qu’ils ne s’informent pas. C’est faux. Ce qui est vrai, c’est que la jeunesse est plus méfiante et un peu plus remontée contre les médias que les autres générations.»

Dina Belghanem, étudiante lilloise à Sciences-Po, le dit sans fard : son premier contact avec les infos, c’était devant CNews. «Je n’avais pas de recul», regrette-t-elle. «Aujourd’hui, les médias d’opinion, ce n’est pas quelque chose que j’aime : ça crée un biais dans les consciences.» Tant pis pour Libération, qu’elle ne lit pas, tant mieux pour France Culture, dont elle est assidue. Tout le contraire de Salomé Saqué, 28 ans, journaliste engagée à Blast. «J’ai commencé à France 24, où il y avait cette manière très traditionnelle de traiter l’info, cette idée de neutralité, en gardant le plus de distance possible», décrit-elle. Mais comment se prétendre neutre, quand tous les jours, on sélectionne les sujets qu’on couvre ? Elle raconte sa gêne grandissante, qui s’est accentuée au moment des gilets jaunes, et l’a convaincue de l’impossibilité de l’objectivité. Lyna Ziani, rappeuse, la suit : «Je ne crois pas à l’impartialité. J’adore ma ville, Roubaix, et j’ai l’impression qu’elle est vachement stigmatisée. Les médias parlent de choses qu’ils ne maîtrisent pas réellement pour attiser la peur, ou le clic.» Alors, elle a pris la parole sur les réseaux sociaux, efficaces pour répercuter un autre point de vue.

«Je préfère pour apprendre être seul chez moi dans ma bulle»

Le débat s’est ensuite attisé, avec l’arrivée des plus de 30 ans, et la question de la connivence entre politiques et journalistes. Stéphanie Zorn, rédactrice en chef de la Voix du Nord, a rappelé le choix de sa rédaction de ne plus faire relire leurs interviews par les politiques. Salhia Brakhlia, de France Info, est aussi adepte de la ligne rouge : jamais de café partagé avec les interviewés. Aysegul Sert, journaliste turque, titille : «Je trouve surprenant le nombre de journalistes français qui ont des histoires d’amour avec des politiques.» Lauren Provost rappelle la règle : mise en retrait de la personne concernée de toute couverture politique.

Pas de débat sur les médias sans parler du groupe Bolloré (CNews, C8, Europe 1 entre autres) : Salomé Saqué dénonce «un projet de diffusion d’informations réactionnaires» et met sur le gril Bénédicte Lesage, de l’Arcom, le régulateur de l’audiovisuel et du numérique. «Ils ont des millions d’euros d’amende et ils n’en ont que faire», souligne la jeune journaliste. Bénédicte Lesage le rappelle : «Ce n’est pas le rôle de l’Arcom de juger des lignes éditoriales.» L’heure a tourné, impossible de prendre des questions dans la salle. «Censure !» rigole Aysegul Sert.

11h30 bien sonnés, la table ronde «Sciences : le vrai du faux» se pose la question de la transmission des savoirs. D’un côté, Vianney De Witte, étudiant en chimie, de l’autre Nassim Omari, élève au lycée technologique Baggio. L’un père ingénieur, bac scientifique, classe prépa intégrée de son école, «très focus sur les cours» ; l’autre passionné d’informatique, qui a beaucoup appris seul, par les tutos en ligne, et s’est longtemps ennuyé à l’école. Il explique : «Une classe où on est 30, tous serrés, n’est pas un endroit propice pour écouter ce que dit le prof. Je préfère pour apprendre être seul chez moi dans ma bulle.» Timothée Curado, enseignant de physique-chimie, 1,6 million d’abonnés sur TikTok, est bien d’accord : «La difficulté quand on est prof, c’est le nombre d’élèves en face de nous.» Les réseaux sociaux, il les a investis après les confinements et les cours à distance, où il inventait des surprises à chaque fois, pour tenir l’intérêt de ses élèves, et éviter les décrochages scolaires.

Nassim Omari suit aujourd’hui une formation en électricité : «J’ai pris la filière qui se rapprochait le plus de l’informatique», explique-t-il. Il rêve d’intégrer une école sur la cybersécurité. En bon autodidacte, il a développé une technique pour repérer les cours pertinents sur YouTube : «Je regarde les commentaires. Et je vais aussi reprendre la leçon qu’a donnée le prof. Si je vois que la vidéo correspond, je peux me fier à ça.» Et ça passionne Gabriel Dorthe, chercheur : «Croiser les références, évaluer la pertinence, c’est aussi une méthode scientifique, ce qu’on appelle l’évaluation par les pairs.» Pan sur l’idée reçue que les jeunes ne savent pas jauger les réseaux sociaux. Nassim Omari a gardé la question qui tue pour la fin du débat : «Est-ce qu’on peut avoir confiance ou pas dans l’intelligence artificielle ?» Réponse raisonnée de Gabriel Dorthe, qui défend une approche par la défiance. «C’est autre chose que la confiance ou la méfiance, c’est une mise au défi. Dans une relation entre humains, mais aussi entre humain et machine, la confiance doit se mériter. On va voir ce que l’intelligence artificielle est capable de faire, sans acceptation naïve et aveugle.» Vianney De Witte sourit, et l’avoue : «On a déjà résolu des problèmes de chimie avec ChatGPT, mais bon, il y a un moment, il s’arrête à un niveau de difficulté.» Le monde des sciences n’est décidément pas parfait.

«Mettre un peu d’utopie dans nos systèmes»

14 heures. Malgré le piège tendu par le restaurant du théâtre du Nord, qui a mis à sa carte un welsh roboratif, cheddar fondu à la bière sur tartine, personne n’a piqué du nez pendant le débat, intitulé «Elus… mais crus ?» Mélodie Bernal, militante Renaissance, Hugo Biolley, plus jeune maire de France, Manès Nadel, leader syndical lycéen, ont en commun leur jeunesse et leur rêve : changer le monde. En renversant la table, comme Manès Nadel, ou de l’intérieur, pour les deux autres. Hugo Biolley, élu à 18 ans à Vinzieux, 500 habitants, en Ardèche, explique : «J’ai eu envie de me mettre dans les rouages de la machine, pour changer le village où j’ai grandi, pour mettre un peu d’utopie dans nos systèmes.» Mais pourquoi sont-ils si peu à s’engager dans les partis ? «Ce n’est pas aux jeunes de se rapprocher naturellement des politiques, c’est à ce pouvoir-là d’écouter ce que la jeunesse a à dire», attaque, bille en tête, le syndicaliste lycéen, qui a fait ses armes pendant la contestation de la réforme des retraites. Hugo Biolley relance : «Plutôt que de se demander pourquoi les jeunes ne votent plus, il faut se demander pourquoi c’est important pour les gens de voter. Je me suis amusé à rouvrir les cahiers de doléance. Les revendications portent sur comment faire pour vivre correctement, pas sur un renversement du monde.» Il prône des réponses concrètes, et avertit : «Si cet écart entre les politiques et les gens continue à grandir, je ne sais pas ce qui va se passer.» Mélodie Bernal confirme : «Les jeunes se demandent si ça sert vraiment. Ils se disent qu’ils ne seront pas écoutés.» Mais alors, comment rester militant ? Manès Nadel, 17 ans, soupire : «On va mourir, on continue à vivre quand même. Même s’il y a de l’absurde, on continue.»

Fabien Roussel, largement plus de 30 ans, débarque dans le débat, en compagnie d’Antoine Sillani, vice-président à la région, proche de Xavier Bertrand (LR). Le secrétaire national du Parti communiste (PCF), député du Nord, râle d’emblée d’être catalogué comme vieux. Mais reconnaît ne pas maîtriser tous les codes de la jeunesse. «Tout ce que je dis sur les plateaux télé, à «Libé», ne perce pas le mur du son des moins de 25 ans.» Pourtant, dit-il, «les jeunes, ils ont putain envie de rêver, fort». Antoine Sillani, qui croit en la démocratie participative pour remobiliser la jeunesse, explique : «Vous allez dans la rue, vous demandez �� un jeune, «vous pensez quoi de la politique ?» Il répond, «va te faire foutre».» La salle proteste, bruisse de «non, non». Hugo Biolley redéfinit sobrement l’enjeu : «Aujourd’hui, notre perspective, c’est le prochain rapport du Giec.»

«Je mets de côté ce que je suis pour plaire aux autres»

15h30, le dernier débat de ce samedi, sur «le travail et les jeunes : à la recherche du sens perdu». Un CDI à Décathlon, à Grenoble, à tester des skis, la belle vie, non ? Hubert Motte, look à la cool, a préféré démissionner de son poste d’ingénieur. «C’était sexy sur le papier, mas cela ne me convenait pas, explique-t-il. Vendre un tee-shirt à 1,4 million d’exemplaires, fabriqué au Bengladesh… je n’avais pas envie de contribuer à tout cela.» Il a préféré créer sa propre entreprise, qui recycle des pneus de vélo en ceintures, et salarie cinq personnes aujourd’hui. Après avoir testé la vie au travail, Sara Ourrad, étudiante infirmière, a repris le chemin de l’école, et veut se mettre en libéral. «J’étais une personne parmi d’autres», se souvient-elle. Se sentir anonyme, jetable. Devoir s’adapter aux codes implicites du monde du travail. Ne pas porter le voile, même s’il n’y est pas interdit. «J’accepte parce que je vis en France, un pays laïc, et parce que j’ai grandi avec ces valeurs-là. Mais je mets de côté ce que je suis pour plaire aux autres», précise-t-elle. Denis Olivennes, le président de la holding à qui appartient Libération, acquiesce : «Pourquoi cette discrimination ? Ce n’est pas de l’islamophobie au premier degré, mais la crainte que les comportements religieux créent du désordre dans l’entreprise», explique-t-il. Le savoir, estime-t-il, va aider à lutter contre le phénomène, et le faire décroître.

Souvent, dans les quartiers populaires, la voie de sortie passe par la création d’entreprise, comme en témoigne Moussa Camara, fondateur des Déterminés, association qui accompagne les jeunes chefs d’entreprise avec succès. Il démonte l’a priori contre les business angels : «Le développement du crédit a permis l’entrée de nouveaux entrepreneurs, que les anciens essayent de contrarier, parce qu’ils vont les concurrencer.» Antoine Laurent, de Reclaim Finance, confirme : «L’argent ne manque pas, le tout est de trouver le filon.» Avis aux jeunesses conquérantes.