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Analyse

«Police partout justice nulle part !» La citation de Victor Hugo toujours d’actualité ?

Rapports et sondages montrent que la perception de la police ne cesse de se dégrader. Et la justice peine à faire contrepoids. Le symbole d’une démocratie en danger ?

Paris, le 10 septembre 2025. Journée de mobilisation autour du mot d'ordre "Bloquons tout". SUR LA PHOTO: Vers 6h, pendant l'évacuation du centre de bus Belliard dans le 18ème arrondissement. (Denis Allard/Libération)
Publié le 29/09/2025 à 10h44

Culture, éducation, justice, information, sciences… Syndeac, le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, organise en 2025 une série de débats pour souligner le rôle et l’importance des services publics dans la société. Une série d’événements dont Libération est partenaire. Prochain débat, «La relation police-justice fragilisée, symbole d’une démocratie en danger ?», le 1er octobre à Saint-Nazaire.

La France vivrait un inédit «décrochage démocratique» depuis 2017, d’après un rapport de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) rendu public jeudi 25 septembre. Parmi les indicateurs listés par l’institution, nombreux exemples à l’appui, la FIDH note que, depuis le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, le pouvoir exécutif a déployé un «narratif hostile à la société civile», stigmatisant dans ses discours associations et militants ; a déployé un «arsenal législatif dissuasif», adoptant plusieurs lois restreignant notamment la possibilité de manifester ; a eu recours à «une inquiétante banalisation de l’usage de la force» pour réprimer les manifestations ; ou encore, a conduit un «harcèlement administratif et judiciaire» contre les associations.

Une relation à la police et à la justice dégradée, symbole d’une démocratie en danger ? C’est la question que pose le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) lors d’une rencontre organisée à Saint-Nazaire le 1er octobre, en partenariat avec Libération.

D’un côté, la société civile doit se frotter à une police toujours plus équipée, appliquant des consignes de maintien de l’ordre plus strictes - en amont de la mobilisation «Bloquons tout» du 10 septembre, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, annonçait le déploiement de 80 000 policiers et gendarmes en France, et donnait pour consigne «d’aller au contact, interpeller et déférer les individus». De l’autre, la justice bat de l’aile, entre manques de moyens, lenteur et réformes successives de l’organisation judiciaire.

Méfiance

Résultat de cette tension, la confiance dans l’institution judiciaire s’érode : d’après un sondage Ifop pour le Conseil national des barreaux publié en avril 2025, 62 % des Français nourrissent une défiance à l’égard de l’institution. L’indicateur n’est guère meilleur du côté des forces de l’ordre elles-mêmes, d’après un rapport de la Défenseuse des droits publié en février, qui note : «Exprimant une confiance assez faible dans le public, [policiers et gendarmes] manifestent une conception principalement répressive du métier […] Enfin, les attitudes révèlent un rapport au droit ambivalent et un rapport à la force contrasté.» Signe de ce rapport «ambivalent» au droit, plus d’un policier sur deux (51,8 %) considère que mener sa mission est prioritaire sur le fait de respecter le règlement, et plus des deux tiers considèrent que devrait être tolérée «plus de force que ce qui est prévu par les règles». Des policiers, qui se vivent d’après le chercheur Paul Rocher comme une «citadelle assiégée», seuls contre la population et la justice ?

Enrôlement

Côté justice, le bilan n’est pas tellement plus reluisant : au-delà de la société civile, un nombre croissant de juristes et de spécialistes se demandent aujourd’hui si les juges ont encore pour prérogative de défendre les droits et les libertés. Or «la question n’est ni abstraite, ni anodine, car on touche avec le juge à l’un des piliers de nos démocraties», comme le relèvent les chercheurs et professeurs de droit public Stéphanie Hennette-Vauchez et Antoine Vauchez dans Des juges bien trop sages. Qui protège encore nos libertés ? (Seuil, 2 025). Au terme d’une enquête menée notamment sur le fonctionnement du Conseil constitutionnel, les deux chercheurs notent que «l’enrôlement du Palais Royal et de ses juges dans les programmes réformateurs de la libéralisation, du tournant sécuritaire et du souverainisme a produit des effets palpables. Il se paie […] d’une neutralisation de l’impératif catégorique des droits et des libertés, qui fait apparaître ces derniers […] comme autant de freins à son déploiement».

Une fois le constat posé, comment réparer les liens avec des institutions qui semblent particulièrement éloignées des citoyens ? «Je me suis rendu compte qu’à 38 ans, je ne connaissais pas l’existence des comparutions immédiates», observe Lorraine de Sagazan qui participera au débat de Saint-Nazaire. La dramaturge a alors passé trois ans à écumer tribunaux pour créer une pièce, Léviathan, jouée au théâtre de l’Odéon (Paris) l’an dernier, et en tournée en France cette année.

Lorsqu’elle s’est rendue à sa première séance de comparution immédiate, elle s’est «effondrée», raconte-t-elle. Des avocats commis d’office surchargés, des jugements rendus dans des délais records, une surreprésentation des incarcérations suite à cette procédure, des séances qui se terminent à deux heures du matin alors que le tribunal ferme à dix-huit heures, empêchant concrètement l’accès du public… La dramaturge a aussi pu observer un autre phénomène : un mélange des rôles de la justice et de la police. «Les personnes qui comparaissent sont moins souvent prises en flagrant délit qu’auparavant, et il arrive plus fréquemment que ce soit la police qui les interpelle à leur domicile, détaille-t-elle. La police a alors un rôle de pourvoyeur d’accusés : ce lien entre police et justice n’est jamais aussi ténu que dans le cadre des comparutions immédiates.»

Moyens alternatifs

Un autre élément a retenu son attention : à l’inverse des grandes plaidoiries des procès les plus médiatisés, les comparutions immédiates «ne sont pas du tout spectaculaires» , observe Lorraine de Sagazan. Lors de la création de sa pièce, il lui fallait donc chercher «une forme» : «j’ai essayé de représenter une séance non pas de manière réaliste, mais en peignant mes sentiments, la sensation d’injustice totale que j’ai ressentie, afin que les spectateurs soient immergés dans la sensation d’une comparution immédiate».

Convaincue qu’il est du devoir de chaque citoyen de se renseigner sur le fonctionnement de la justice et d’assister à des comparutions immédiates pour s’assurer que justice y est correctement rendue, Lorraine de Sagazan a également souhaité donner une «dimension abolitionniste» à son spectacle. Une manière d’inciter les spectateurs à s’intéresser aux moyens alternatifs de rendre justice, telles que la justice transitionnelle ou réparatrice, qui place les victimes au centre du processus, et sort du schéma du «trio police - tribunal - prison».