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Climat Libé Tour Marseille : interview

Pollution à Marseille : «Avec les déchets, on fait de l’ethnologie au présent»

Climat Libé Tourdossier
Avec l’association MerTerre, qu’elle a fondée, la biologiste Isabelle Poitou, inventorie les déchets trouvés sur les plages afin de sensibiliser les particuliers, responsabiliser les gros pollueurs, et faire bouger les politiques publiques.
Opération nettoyage de plage à Marseille, le 5 octobre 2021. (Patrick Gherdoussi/Libération)
publié le 15 décembre 2023 à 5h22
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Là où l’estivant ne voit, avant de parfois renoncer à poser sa serviette sur le sable, qu’une plage sale, jonchée d’emballages et autres canettes de soda, Isabelle Poitou, elle, voit un sujet d’étude passionnant. Là où les vagues «ramènent comme un boomerang» des bouts plastiques de toutes sortes, elle voit un condensé de nos modes de vie et autant de motifs d’action. Biologiste de formation, autrice d’une thèse sur les déchets marins, elle est aujourd’hui à la tête de l’association MerTerre, implantée à Marseille depuis vingt-trois ans, qui fait des «déchets abandonnés diffus» qui aboutissent en mer et sur nos littoraux l’objet de sa lutte. Préalable indispensable : une meilleure connaissance scientifique de ces matériaux jetés par terre ou rejetés par la mer, en les caractérisant et en mesurant le nombre, le volume et le poids. L’association MerTerre coordonne notamment l’opération Calanques propres, qui voit un jour par an, depuis vingt ans, les associations de la Côte Bleue à la Ciotat ratisser le littoral des Bouches-du-Rhône pour, outre l’action de nettoyage des plages, faire un état des lieux précis de ce qu’elles y trouvent.

Ça sert à quoi de compter les canettes et les mégots jetés dans la nature ?

Ça sert à mieux agir. Pour guider les actions correctives menées par les pouvoirs publics, nous devons nous appuyer sur des informations objectives et factuelles. Des faits, et rien que des faits. L’analyse des données permet de savoir quels secteurs d’activité économique et quelles zones géographiques sont concernés et d’en déduire des «cibles» Par exemple, à côté d’un collège on va trouver des emballages de friandises, de compotes en sachet ou de boissons sucrées. Nous pouvons émettre l’hypothèse que les élèves sont concernés par les rejets et nous travaillerons à les sensibiliser sur le sujet en les invitant à mesurer eux-mêmes. Caractériser les déchets est un moyen d’y arriver.

Et sur le littoral, à Marseille par exemple, c’est le même système ?

Nous avons fait un diagnostic avec le Parc national des calanques, où les parkings et les zones de point de vue avec possibilité de se garer ont été repérés comme des endroits où on va trouver beaucoup d’emballages, de restes de pique-nique et d’apéritifs. A partir de ce diagnostic, le Parc a pu élaborer un plan de réduction des «déchets abandonnés diffus», signé la semaine dernière entre le Parc et Citéo [l’organisme auquel contribuent les industriels pour réduire et recycler les déchets d’emballages, ndlr], le premier plan de cette nature, dans lequel ont été déterminées les grandes cibles. Avec notamment des actions de sensibilisation aux heures identifiées comme les plus efficaces.

Vous allez sur place expliquer aux gens qu’il ne faut pas laisser les sachets de chips, vous êtes la police de l’apéro ?

L’été, il faudrait faire des actions de prévention au moment du coucher du soleil. Ce n’est pas pour être rabat-joie, mais le discours c’est : «Ok, éclatez-vous, profitez d’un lieu exceptionnel, mais respectez-le et laissez-le dans l’état où vous l’avez trouvé.» C’est plutôt du bon sens. Mais on cherche surtout à développer l’écoresponsabilité des acteurs à la frontière du Parc des calanques, comme les commerces, les restaurants et les hôtels. Ils sont invités à réfléchir avec nous aux solutions. Et les industriels sont aussi invités à réfléchir pour réduire les déchets à la source, car nous avons repéré des marques récurrentes : Heineken, Haribo, Cristalline, etc.

Et c’est facile de travailler avec ces marques ?

Elles n’ont pas vraiment le choix, elles sont prises en étau. Elles ne peuvent pas faire comme si ce n’était pas un problème éthique, moral, pour leur image de marque, justement. C’est le sens de l’histoire. Elles, comme leurs emballages, ne peuvent pas rester sur le bord de la route. Il faut qu’elles montrent à quel point elles sont responsables. Heineken, Cristalline, Coca-Cola et Haribo, les industriels locaux par exemple, ont participé au premier Forum d’intelligence collective que le Parc a coorganisé avec les parties prenantes. On verra bien pour la suite : peut-être qu’on pourrait revenir à la consigne, peut-être qu’on pourrait imaginer une marque qui reprendrait la notion de l’«esprit du Parc des calanques» … On peut trouver de nouvelles solutions.

C’est très concret en fait ?

On a créé une plateforme de sciences collaboratives, un observatoire des déchets abandonnés diffus : d’abord ReMed, une base de données sur la Méditerranée qui a inspiré notre programme national le réseau «Zéro Déchet Sauvage» de recensement et de caractérisation des déchets ramassés lors des ramassages citoyens organisés par de nombreuses associations, basé sur une méthodologie issue d’une grille européenne qui recense 215 types de déchets. On est soutenus par le ministère de la transition écologique avec pour partenaire le Muséum d’histoire naturelle, qui développe le site avec la base de données, et également un financement de la région Sud puisque c’est le territoire pilote, le laboratoire.

Comment a-t-il été choisi ?

Quand je suis arrivée à Marseille en 1990, j’y ai trouvé beaucoup de déchets dans l’eau. Et je me suis demandé si ça polluait, parce qu’à la fac, à cette époque, c’était un sujet qui n’était jamais abordé, une pollution orpheline, qui n’avait pas de programme de recherches, sur le mode «ce n’est pas une pollution mais une nuisance». On étudiait les métaux lourds, les molécules de pollution chimique mais pas les objets du quotidien. J’ai abandonné la biologie marine au sens strict, avec l’intention d’agir en amont des pollutions pour tenter d’empêcher que la faune et la flore n’en soient victimes. J’ai donc dû étudier la «biodiversité» du socioécosystème urbain, identifier tous les types d’acteurs qui jouent un rôle dans la production des objets, le traitement des déchets et la gestion des réseaux hydrographiques. Avec les déchets qui aboutissent en mer, appelés macrodéchets pour les différencier des micropollutions, c’est plus facile car ils se voient et agissent comme un révélateur très puissant d’un point de vue pédagogique pour impliquer des élus ou des services techniques comme des industriels.

Et vous avez été écoutée ?

Pour cela, j’ai développé des méthodes de mesure pour rendre visible et consciente cette pollution et apporter des éléments de compréhension utiles à sa résolution. J’ai créé MerTerre car je voyais une bombe à retardement nous arriver dans la figure, on n’était pas prêt du tout. La découverte des microparticules de plastique par les scientifiques a fini par faire entrer les plastiques en mer comme une pollution digne d’être étudiée. Il faut comprendre que tout ce qui rentre dans un écosystème est un futur déchet. En étant responsable, élu, en donnant des autorisations de développement industriel ou autres, chaque fois, on fait rentrer des futurs déchets. C’est cette approche écologique, écosystémique, que j’essaie d’avoir. Avec les déchets, on fait de l’ethnologie au présent. L’Etat m’a finalement entendu car, j’ai participé aux groupes de travail organisé par le Ministère de la Transition écologique depuis 2009 dans lesquels je martelais invariablement qu’il fallait un Observatoire national des déchets en milieux aquatiques.

Vous êtes optimiste pour la suite ?

J’ai une part de moi qui est extrêmement angoissée de voir la lenteur des évolutions d’un système où tout le monde n’a pas envie de jouer sa partition au même rythme. Ce qui est difficile c’est de faire avancer tout le «socioécosystème» en même temps. Et moi, c’est mon travail. Si l’individu pense que les pouvoirs publics ne jouent pas le jeu, il va se dire : «Ça sert à rien, on me prend pour une bille, et c’est à moi de faire des efforts ?!» Et de l’autre côté, mon enthousiasme vient du constat qu’enfin les moyens financiers arrivent. Ça a été long. Les textes européens ainsi que la loi Agec [Anti gaspi et économie circulaire] de 2019, qui oblige les industriels à financer et à aller chercher ces déchets abandonnés, ont été un accélérateur. Mais la mise en œuvre commence à peine.