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Libération
Le temps des villes et des territoires: interview

Polynésie : le rāhui, «un contrôle social» sous le regard des dieux pour protéger la nature

Directeur de recherche à Moorea, l’anthropologue Tamatoa Bambridge travaille avec les communautés au retour d’un modèle ancestral de gestion des ressources naturelles qui replace la nature dans un cadre sacré.
Le récif corallien le long de l'île de Tahiti, près de Teahupo'o, en Polynésie française, en août 2023. (Martin Bureau/AFP)
publié le 23 novembre 2023 à 11h58

Comment protéger la biodiversité grâce aux coutumes locales et intégrer les communautés aux prises de décision. Tamatoa Bambridge est anthropologue et directeur de recherche au Criobe (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement) du CNRS à Moorea (Polynésie-Française). Depuis 2019, il dirige l’équipe du Centre de ressources dédié au rāhui (un modèle ancestral de gestion des ressources naturelles) en Polynésie-Française.

Quelle définition donner au rāhui ?

C’est un interdit posé sur un territoire ou une ressource pendant un moment donné, un système de jachère mais pas seulement. En tahitien «ra» signifie «soleil» et désigne aussi un ornement sur le marae (une plate-forme associée à des cérémonies anciennes cultuelles, politiques et sociales). Cette notion peut renvoyer au sacré. Et «hui», la «part». Il est donc possible de traduire «rāhui» comme «la part dédiée aux dieux». Quand les Polynésiens pensent au rāhui, cela leur évoque une fermeture, un interdit sacré qui permet la tranquillité, au cours de laquelle les dieux, la nature vont se reposer en vue du retour des hommes. C’est un lieu de réciprocité. Quand je suis arrivé, les systèmes d’aires marines protégées n’étaient pas populaires et, face à cela, le rāhui avait plus de sens pour gérer les territoires et les ressources des populations. Lors d’un rāhui, tout est interdit, pêcher, stationner. C’est redoutablement efficace ! Le contrôle est social. Tout le monde est impliqué dans cette surveillance.

Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes arrivé à travailler avec le rāhui ?

J’ai travaillé il y a vingt-cinq ans sur la filiation et la parenté dans les îles Australes et beaucoup étudié le foncier terrestre. Je trouvais que le secteur marin était peu examiné et je suis donc allé voir le Criobe avec l’idée de mêler les sciences de la vie à aux sciences humaines pour documenter les deux et, en particulier, les usages marins. En 2008, je suis partie faire mon premier «terrain» sur le pluralisme normatif en matière environnementale sur la presqu’île de Tahiti, dans la commune Teahupoo. En discutant avec les gens, je me suis rendu compte qu’en réalité ce qui les intéressait, c’était de mettre en place un rāhui. J’ai alors aidé les communautés locales à le créer et il a été élargi à d’autres endroits de la presqu’île de Tahiti, au Tuamotu et aux îles du Vent. Puis le Centre de ressources dédié au rāhui a vu le jour en 2019.

Comment le rāhui est-il mis en place concrètement ?

A chaque fois, nous nous adaptons aux situations locales et aux priorités socio-écologiques du lieu. Selon les espèces présentes : pour protéger le poisson-perroquet, un grand herbivore qui broute les algues invasives ou une espèce de crabe qui se raréfie, par exemple. Nous organisons ensuite une réunion avec les experts de la question, les «sachants» de la communauté. Dans une société très croyante, on sollicite aussi les religieux, prêtre ou pasteur. La méthode consiste à rencontrer le plus de monde possible, le médecin traditionnel, l’école du village, à intégrer tous les secteurs afin de voir ce que la population locale est prête à entreprendre. Une fois le rāhui créé, nous mettons en place un suivi écologique avec toutes ces personnes. Selon les espèces, la durée du rāhui peut varier mais il signifie toujours réouverture. L’idée, c’est de préserver la ressource pour, in fine, améliorer la biodiversité et augmenter les revenus des pêcheurs.