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Pour changer les territoires, croiser les regards

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Pour la romancière Ketty Steward, la fable des «Aveugles et des Eléphants» illustre bien l’idée qu’il faut davantage écouter les différents points de vue et expériences pour mieux construire les territoires de demain.
(Jeremy Perrodeau/Liberation)
par Ketty Steward, autrice,
publié le 27 septembre 2024 à 2h41

A l’heure de la transition écologique, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), plongée dans les projets et initiatives qui font bouger les politiques urbaines.

Les récits que nous nous construisons sur le monde constituent, pour la plupart, des tentatives pour le rendre intelligible.

Ces histoires, qui sélectionnent des éléments du réel et les combinent en permettant ce que Ricœur nomme la «synthèse de l’hétérogène», proposent alors des interfaces, forcément lacunaires, entre nous et la complexité du monde.

Que pouvons-nous connaître d’un objet qui ne serait scruté que depuis un point de vue unique ?

La fable jaïniste des Aveugles et de l’Eléphant illustre joliment l’impossibilité pour un observateur ou une catégorie d’observateurs d’accéder à la vérité complète de l’objet étudié.

La fable raconte la présentation d’un éléphant à six aveugles qui n’en ont jamais croisé. Chacun attrape ce qu’il peut de l’animal et, comparant avec ce qu’il connaît, tire sa conclusion : pour l’un, qui a touché le flanc du pachyderme, un éléphant, c’est comme un mur ; celui qui a eu accès au genou le compare à un arbre, celui qui a touché la défense y voit une sorte de lance, quand celui qui a pu attraper la trompe trouve beaucoup de similitudes avec un serpent ; l’aveugle qui n’a eu accès qu’à la queue de l’animal considère qu’un éléphant, c’est tout à fait comme une corde. Celui qui, en tendant les mains, a atteint les oreilles de l’animal le décrit comme semblable à un éventail…

Chacun détenant une part de la vérité, limitée par son expérience subjective, aucun ne peut revendiquer la connaissance totale de l’éléphant, ni se passer des autres points de vue.

Concernant les territoires, cette idée qu’il faudrait prendre en compte les expériences différentes a fait son chemin.

De même qu’en science-fiction (1) les «écrivains du genou», hommes blancs cis hétérosexuels et valides, se sont arrogé le privilège d’écrire, de sélectionner et de promouvoir les récits, il existe des «experts territoriaux du genou».

Bien qu’informés et instruits, ils n’ont accès qu’à certains aspects des problèmes qu’ils étudient. Ils sont chercheurs, architectes, élus, urbanistes, géographes, etc. La société a validé leur expertise et leur a confié d’importantes missions. Pourquoi auraient-ils besoin de l’expertise des citoyens-usagers-habitants ? Et quand bien même ils voudraient faire une place à ces discours, comment le feraient-ils ?

Certains dispositifs de consultation font appel à des citoyens volontaires, associés à toutes sortes de décisions, mais qui ne représentent que les intérêts d’une partie (aisée, éduquée, retraitée) de la population. D’autres tentent de recueillir les avis et idées d’une part plus large des habitants, mais dans une logique d’extraction de ressources, dans le but de permettre aux décideurs de décider en clamant ne pas l’avoir fait seuls.

Ainsi, les différentes expertises ne se rencontrent pas et se trouvent hiérarchisées les unes par rapport aux autres.

Il est possible de faire mieux.

Ecouter s’apprend. Dialoguer s’apprend. Se côtoyer et se respecter aussi.

Aujourd’hui, dans l’urgence climatique et sociale, prendre le temps de s’asseoir et de construire ensemble de nouveaux récits des territoires, ruraux ou urbains, n’est pas une futilité. C’est le commencement d’une autre façon d’être et de faire, collectivement.

(1) Lire à ce sujet : le Futur au pluriel : réparer la science-fiction, Ketty Steward, Editions de l’Inframonde, 2023.