L’effacement de l’intérêt politique autour de moi et dans ma génération trahit l’histoire et les sacrifices de nos parents. Ma perception est le point de départ d’une réflexion sur notre capacité collective à voir les violences et à se réapproprier le regard qui pèse sur les classes populaires. Cet effacement de l’intérêt politique que je veux interroger, nous n’en sommes pas les uniques responsables : il y a une destruction organisée de notre conscience et de notre autonomie politique.
Nos histoires sont systématiquement politiques et mon père, après vingt-cinq ans à se fumer la santé dans la même usine, a fait sa part pour construire les conditions d’une existence digne pour sa famille. Comment la nouvelle génération peut-elle être à la hauteur et poursuivre l’émancipation ? Pour s’émanciper, encore faut-il reconnaître les oppressions que l’on subit. Encore faut-il savoir pourquoi, dans nos sociétés, les ouvriers meurent avant les cadres supérieurs. Pour lutter, il faut savoir contre qui on se bat. Si les classes populaires sont prisonnières, alors les barreaux sont invisibilisés pour que l’idée même de s’en échapper ne puisse exister.
Une ignorance qui étouffe toute révolte
Cette stratégie porte un nom : l’agnotologie. Cette discipline a notamment démontré comment l’industrie du tabac a créé de l’ignorance et du doute sur les effets nocifs de ses produits. Dans la même logique, le philosophe Charles W. Mills parlait de la stratégie de l’ignorance blanche. C’est-à-dire les mécanismes par lesquelles les personnes blanches ignorent (consciemment ou non) l’existence des discriminations raciales. A travers des phrases comme «les couleurs n’existent pas», la blanchité est érigée en norme, rendant ainsi invisible le système d’oppression raciale. Cette ignorance étouffe toute révolte. Ceux qui ne vivent pas les oppressions ne les appréhendent pas ; ceux qui les vivent sont empêchés dans leur nécessité de comprendre et d’analyser les violences qu’ils subissent. C’est précisément pour cela qu’avec Banlieues Climat, nous cherchons à développer l’expertise scientifique des jeunes que nous accompagnons. Par exemple, savoir situer et objectiver les conséquences des particules fines, c’est déjà poser les bases d’une conscience politique.
Sans cette connaissance, c’est-à-dire sans conscience politique, les mots des dominants saturent les espaces mentaux des dominés qui ne se représentent qu’à travers la manière dont on parle d’eux. Pour Antoine Porot, fondateur de l’École psychiatrique d’Alger au début du XXe siècle, les Algériens étaient dépourvus de «morale, d’intelligence abstraite et de personnalité», ils n’avaient que «l’impulsivité criminelle». Ces mots du colon participaient à enfermer le colonisé dans une image réductrice – primitive – de lui-même, au point de lui faire intérioriser, accepter cette vision. De la même manière, aujourd’hui, la rhétorique de l’ensauvagement des jeunes issus de l’immigration participe à notre enfermement dans l’imaginaire de l’extrême droite. Nous devenons ce qu’ils ont fantasmé.
Un envahissement des esprits
A force de nier les identités, il ne reste que la sur-revendication identitaire, qui passe par une reprise de leurs images et de leurs mots. Et c’est là que les chaînes d’extrême droite viennent s’autoféliciter : «Vous voyez, nous avions raison, ils disent eux-mêmes qu’ils n’aiment pas la France.» La prophétie est autoréalisatrice, surtout en ce moment avec ce système médiatico-culturel qui s’organise pour envahir les esprits. Les mots sont acceptés, les postures s’extrémisent, et à la fin, on perd car comme le penseur anticolonialiste Frantz Fanon disait : «Le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc.» En adoptant les catégories de l’extrême droite, notre autonomie politique finit par se dissoudre dans leurs mots.
Nous sommes devenus ce qu’ils pensent de nous, ce qu’ils disent de nous, ce qu’ils écrivent sur nous, ce qu’ils montrent de nous. Transformer nos perceptions c’est identifier les oppressions, expliquer leur existence pour refuser les récits des dominants et proposer les nôtres. Il ne faut jamais oublier que dans l’explosion de notre conscience et de notre autonomie politique les débris reflètent les sacrifices de nos parents pour notre intégration. Et il suffit alors d’un éclat de dignité, coincé dans un œil, pour que le regard change. Ce sera épuisant, mais nous avons le devoir d’être irréprochables dans notre réappropriation scientifique, culturelle et psychologique. Demain l’émancipation crèvera les yeux qui invisibilisent et enferment, demain lorsqu’on ira dans une usine à Ernolsheim on pourra prétendre à évoluer sans honte ni mépris.