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Libération
Libé des géographes : interview

Pour les stations de montagne, «la diversification doit aussi être une réduction de la dépendance au tourisme»

Une saison à la montagnedossier
Le géographe Philippe Bourdeau déplore que les gros domaines skiables renâclent à sortir d’un modèle basé sur le tourisme de masse.
Sur le plateau du Vercors, le 31 mai 2022. (Etienne Maury/Item pour Libération)
par François Carrel, correspondant à Grenoble
publié le 4 octobre 2024 à 7h30

Philippe Bourdeau, professeur émérite à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine (Université Grenoble-Alpes), travaille depuis vingt-cinq ans sur les transitions dans le tourisme et les sports de montagne. Pour lui, il ne suffit pas de sortir du «tout ski», c’est la place centrale du tourisme en montagne qui doit être réinterrogée.

Pourquoi la multiplication des alertes sur les menaces qui pèsent à court et moyen terme sur l’économie des stations de ski semble-t-elle rester sans effet sur le système ?

Pour l’instant, c’est surtout l’été que les impacts du réchauffement sur le tourisme de montagne sont les plus forts. Fonte des glaciers, éboulements, modification des saisons, canicules : les pratiques comme l’alpinisme ou la randonnée sont bouleversées. Sur l’hiver en revanche, on a un palliatif aux aléas d’enneigement : la neige de culture qui maintient les conditions de skiabilité. A condition d’avoir un accès suffisant à l’eau et à l’énergie, et les capacités d’investissement, il y a toujours une réponse technologique. On n’est pas au bout de la démarche : la couverture des domaines skiables en neige de culture est toujours en progression. Donc à part pour les petites stations à basse altitude, il n’y a pas de modification structurelle du secteur.

La majorité des stations sont néanmoins engagées dans une diversification de leur offre…

Elles ont compris que la diversification est un enjeu majeur et elles travaillent à devenir des stations de montagne, en essayant de ramener dans leur giron des pratiques diffuses – VTT, randonnée, ski de randonnée – pour les rendre dépendantes de la structure et des remontées mécaniques. Elles ont intégré qu’elles devenaient des parcs de loisir et multiplient les nouveaux équipements : tyroliennes, luge d’été, espaces aqualudiques et «parks» en tout genre. C’est la solution aménagiste, une juxtaposition d’animations, une surenchère expérientielle et technologique énergivore, un suréquipement qui est un pied de nez aux angoisses écologiques et à la nécessité de préserver l’habitabilité de la planète, les ressources, la biodiversité…

C’est une impasse ?

Le modèle économique qui avait été construit sur les sports d’hiver ne trouvera manifestement pas son relais autour des sports d’été et d’une diversification qui ne généreront jamais le chiffre d’affaires offert par le ski aux remontées mécaniques. C’est pour cela qu’il faut sortir du «tout tourisme». La diversification doit aussi être une réduction de la dépendance au tourisme, sans laquelle il n’y aura pas de modèle économique alternatif. Ce qui n’est pas facile et envisageable partout : les plus grosses stations sont celles qui auront le plus de mal à sortir de cette dépendance.

Même en moyenne montagne, l’idée de ne plus tout miser sur le tourisme, d’abandonner les stations, suscite pourtant de très fortes réticences. Comment l’expliquer ?

Le modèle hégémonique, celui de la Tarentaise, reste la référence culturelle. C’est construit par l’histoire – le ski a «sauvé» la montagne et a fait sa richesse – et c’est entretenu par le lobby du ski, qui parle pour toutes les stations alors qu’il défend essentiellement les plus grandes ; avec une efficacité médiatique redoutable qui maintient les acteurs dans la fascination pour ce modèle. Cet attachement symbolique bloque la réflexion, d’autant qu’il y a de très bonnes raisons d’être réticent face au changement : les rentes qui perdurent dans les activités et l’immobilier, l’absence d’un modèle de substitution et la force des identités professionnelles et territoriales structurantes.

Comment construire ce modèle alternatif ?

La transition est déjà là, pas dans le cœur du système que sont les grosses stations, mais aux marges, en périphérie, là où la cohérence intrinsèque du système se désagrège… Sauf qu’il y a une invisibilisation de la diversification économique déjà en œuvre. On le voit dans la plupart des massifs où il existe une dynamique résidentielle très forte, comme le Vercors par exemple : des habitants permanents font vivre l’économie locale, tous les services – les artisans, les commerces, l’agriculture, le maraîchage… Des habitants secondaires sortent de la vision consumériste. Cette vie à l’année est en partie structurée par des loisirs de montagne, mais les exploitants des remontées ne sont plus les plus gros employeurs du massif !

Le tourisme a été le moteur d’une pensée de la montagne en matière d’attractivité, pour ceux qui n’y vivent pas. On doit franchir un cap et raisonner en termes d’habitabilité, ce qui oblige à repenser la place du tourisme. Les pouvoirs publics ont un rôle à jouer en réorientant les investissements pour privilégier l’ingénierie de diagnostic territorial et l’accompagnement.