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Préserver les traces de vie : «Notre arche, c’est la Terre, et c’est d’elle dont il faut prendre soin»

S’appuyer sur les mythologies pour faire face aux catastrophes : le mythe de l’Arche de Noé se décline au présent. En conservant du matériel génétique, en s’inspirant des animaux disparus pour des objets du présent ou en collectant des souvenirs intimes du monde tel qu’il était, le lien au vivant peut perdurer.

(Salomé Perez/Liberation)
Par
Jeanne-Marie Desnos
Publié le 26/09/2025 à 17h44

Discussions, projections, spectacles... Libération s’associe pour une deuxième édition de la biennale du vivant à l’Ecole des arts décoratifs-PSL, l’Ecole normale supérieure-PSL et le Muséum national d’histoire naturelle. Rendez-vous les 26 et 27 septembre à Paris.

«L’Arche de Noé est un récit de l’urgence. C’est un mythe essentiel dans une période dominée par le mortifère.» Anne Simon, directrice de recherche en littérature au CNRS et professeure à Normale sup, en est persuadée : les mythologies les plus anciennes nous sont indispensables pour traverser la crise écologique actuelle. La chercheuse assiste depuis une dizaine d’années à l’impressionnante revitalisation du motif de l’arche : qu’il prenne la forme d’une nature chatoyante, comme dans le poème El Arca du mexicain Homero Aridjis, d’un train lancé à vive allure en pleine glaciation comme dans le film Snowpiercer de Bong Joon-ho, ou d’un équipage chargé d’archiver le patrimoine génétique du vivant sur une lune de Saturne, comme dans le roman Sister-Ship d’Elisabeth Filhol. L’exemple le plus évident restant Noé, l’adaptation cinématographique du réalisateur Darren Aronofsky sortie en 2014.

Comment expliquer une telle renaissance ? «Il n’existe pas un seul, mais une multitude de mythes de l’Arche. C’est un récit qui traverse les âges et les cultures», explique Anne Simon. La plus ancienne mention du déluge figure sur une tablette mésopotamienne du XVIIe siècle avant notre ère. Quant au récit de l’Ancien Testament, il s’agit d’un des plus anciens écrits bibliques, remontant au VIIIe siècle avant J.-C. Si des différences apparaissent selon les versions – les humains sont punis pour avoir fait trop de bruit dans les récits akkadiens, pour être corrompus dans la Bible – l’histoire reste globalement identique. Un homme ou un groupe de personnes est élu par un ou des dieux qui leur intiment de construire une arche protectrice, tandis qu’une terrible catastrophe s’abattra sur le reste de l’humanité. Le déluge est un mythe universel. Mais sa résonance semble particulièrement forte aujourd’hui. «Le déluge, ça peut être un désastre naturel du style inondation universelle, remontée des eaux de la Terre et ouverture des vannes du ciel comme dans la Bible. Mais on peut aussi l’entendre comme la déforestation massive, la surpêche ou les différents types de pollution. C’est un mot générique pour parler de ce qui atteint la possibilité même de la vie», poursuit Anne Simon.

A l’heure de l’éradication massive du vivant, le mythe de l’Arche revêt des applications bien concrètes. Ainsi, la Réserve mondiale de semences du Svalbard, en Norvège, conserve dans un bunker souterrain hautement sécurisé des millions de graines vivrières afin de «garantir leur disponibilité future, en particulier en cas de catastrophes naturelles ou d’origine humaine», selon le site de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Ironiquement, cette réserve a subi en 2017 un avant-goût du déluge : une inondation provoquée par la fonte du permafrost. A des milliers de kilomètres, le «zoo congelé» de San Diego possède la plus grande cryobanque mondiale de matériel génétique animal. Des échantillons d’ADN, de gamètes et d’embryons de plus de 10 500 animaux de 1 220 espèces y sont stockés dans de l’azote liquide. «Qui dit classement, dit hiérarchisation, déplore Anne Simon. Est-ce qu’à trop envisager le désastre, on ne finit pas par le permettre ?»

Etudier les crises du passé

Classer, nommer, décrire avant qu’il ne soit trop tard. C’est le travail titanesque auquel s’attellent nombre de biologistes autour du monde, notamment ceux du Muséum national d’histoire naturelle de Paris. «C’est une véritable course contre la montre», explique Alexandra Houssaye, chercheuse au Muséum. Mais, à la différence de nombreux collègues, la paléontologue ne court pas après le temps. Spécialiste des «gros lourds», soit les animaux disparus hyper massifs, elle est l’une des figures de proue d’une discipline émergente : la paléo-bioinspiration. Le principe est de s’inspirer des espèces fossiles pour développer des solutions innovantes, souvent à des fins industrielles et de développement durable. Une science à contre-courant des idées reçues : «La théorie de Darwin est souvent résumée à la survie du plus apte. Ça donne l’image que ce qui vit aujourd’hui est plus fort que ce qui est éteint. Mais c’est complètement faux de penser que l’évolution se déroule en milieu constant.» Ainsi, les organismes ayant vécu plusieurs millions d’années témoignent davantage d’une grande capacité d’adaptation aux nombreuses variations de leur environnement au fil du temps.

Dès lors, la plus grande force de la paléo-bioinspiration est sa source inépuisable. Les espèces éteintes sont 1 000 fois plus nombreuses que les espèces actuelles, et présentent une richesse impressionnante de formes de vie. Alexandra Houssaye étudie les sauropodes, des dinosaures pouvant peser plus de 100 tonnes. A titre de comparaison, nos géants terrestres actuels, les éléphants d’Afrique, pèsent au maximum 8 tonnes. La chercheuse, encore au début de ses travaux, prédit d’innombrables possibilités pour le secteur du bâtiment. «S’inspirer de la structure osseuse partiellement creuse d’espèces comme le Diplodocus permet de construire des colonnes de soutien plus légères et plus résistantes, tout en économisant des matériaux», explique-t-elle. Autres applications concrètes de la paléo-bioinspiration, un casque de vélo conçu sur le modèle du crâne des pachycéphalosaures, ou des drones inspirés de libellules géantes ayant vécu il y a près de 300 millions d’années.

La paléo-bioinspiration ne permet pas seulement de ranimer, à travers des applications industrielles, diverses formes de vie disparues. Elle s’intéresse également à l’adaptation au changement environnemental. Etudier les crises du passé et la manière dont les écosystèmes se sont adaptés ou reconstruits nous permettra peut-être de mieux comprendre les bouleversements actuels et d’agir plus efficacement.

Collecter des récits

Malheureusement, la compréhension scientifique ne mène pas toujours à l’action. Et parfois, la science paralyse. L’artiste et maîtresse de conférences à l’école des arts de la Sorbonne Mélanie Pavy s’est longtemps sentie impuissante face aux chiffres apocalyptiques de l’extinction actuelle. Un jour, alors qu’elle est en vacances avec sa fille sur une plage corse, elle réalise que les anémones de mer dont elle s’émerveillait des heures entières étant elle-même enfant ont disparu. Le déclic a lieu. Elle parcourt, pendant trois ans, les différents biotopes – milieu défini par des caractéristiques écologiques, climatologiques et géologiques qui le rendent unique – du Mexique pour collecter ces histoires locales, intimes et «antispectaculaires» qui racontent la crise autrement. «Prendre conscience, à travers nos sens, des changements qui ne sont pas de l’ordre du futur qui va être terrible, mais de petites choses, ces signaux faibles qu’on peut percevoir maintenant, tout de suite, c’est une manière de nous rendre plus attentifs aux bouleversements en cours», explique-t-elle.

Parmi les histoires recueillies par l’artiste, à La Paz, au Mexique, une femme raconte la confusion qui la saisit lorsqu’elle se promène sur «sa» plage pour la première fois depuis la fin d’un chantier voué à contenir la montée des eaux. Sous ses pieds, le sable de construction lui donne la sensation d’être totalement mort. A l’opposé du sable originel, modelé depuis des millénaires par la houle et l’infinité des micro-organismes qui l’habitaient. Dans la région de Veracruz, une autre femme raconte comment, petite, elle assistait ébahie à la migration des fourmis, «flaques noires» traversant à toute allure les maisons du village. Avec ses frères, elle jouait à moduler la trajectoire des insectes en leur jetant des morceaux de nourriture. Aujourd’hui, les fourmis sont chassées des habitations, et éradiquées par les pesticides.

Mélanie Pavy, qui continue de collecter des récits en France et au Japon en collaboration avec l’anthropologue Sophie Houdart, doit user de patience pour toucher l’intime, au-delà des histoires rapportées, ou de certaines évidences, comme l’image désormais ancrée des insectes sur le pare-brise. La singularité de la relation se dévoile timidement : «C’est difficile de parler du deuil de la perte d’un arbre. Ce sont des récits qu’on n’a pas l’habitude de partager. Mais ils sont bien plus importants qu’on ne le pense. Quand je creuse, je constate l’inverse d’une prétendue crise de la sensibilité au vivant. Il existe des liens très forts, de véritables histoires d’amour, mais ce sont des attachements peu valorisés». A terme, le projet Ecouter les lucioles prendra la forme d’une exposition sonore et bioluminescente. Installé dans une balancelle, le visiteur tendra l’oreille aux différents récits sensibles, tout en observant des constellations de micro-organismes s’illuminer sous l’effet de l’oscillation.

La question de la mémoire

Peut-on voir dans cette collecte de dizaines d’histoires personnelles une forme d’archivage de la disparition au début des années 2020 ? Mélanie Pavy s’en défend : «L’archive est très liée à la mort.» Son souhait ? Que ce projet continue à vivre et génère de nouveaux récits.

La question de la mémoire est omniprésente dans les différentes approches de la conservation. Sans travail d’archivage, ni la paléo-bioinspiration ni l’étude des mythes de l’Arche n’auraient pu exister. «La mémoire, c’est ce qui nous permet de nous ancrer dans le présent, de ne cesser de nous définir, parce qu’elle est fluctuante, et de nous guider vers le futur», explique Anne Simon.

Faut-il pour autant recréer un passé idéalisé, et faire revivre des espèces disparues comme le mammouth ? Ou congeler et conserver à tout prix en anticipation d’un futur apocalyptique ? La chercheuse suggère, avant tout, de regarder le présent en face. «Le déluge est déjà une réalité pour des millions d’êtres humains et d’autres êtres vivants tentant de survivre en ce moment même à des catastrophes, alerte-t-elle. Notre arche, c’est la Terre, et c’est d’elle dont il faut prendre soin. Non pas en créant des cases, mais en tissant des nids, des lieux où on laisse la possibilité à la vie de se déployer.» Des réserves de vie sauvage et des forêts primaires, plutôt que des biobanques.

Mélanie Pavy abonde : «On ne peut pas conserver ce qui est voué à disparaître. Et je ne pourrai jamais transmettre à ma fille le monde que j’ai connu. Mais je peux lui transmettre mon attachement. Mon arche, c’est une arche de liens, de soin, de modes d’attention et de capacités sensibles».

Rencontre avec Anne Simon autour de son ouvrage Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Ed. Wildproject, 2021. Le vendredi 26 septembre, de 19 à 20 heures, à la librairie les Traversées, 2 rue Edouard Quenu, à Paris.