Jeunesse, transports, logement, biodiversité… En 2025, Libé explore la thématique de la transition écologique lors d’une série de rendez-vous gratuits et grand public. Objectif : trouver des solutions au plus près du quotidien des citoyens. Dernière étape de notre édition 2025 : Marseille, les 10 et 11 octobre.
A Marseille, dans la salle du cinéma l’Alhambra, William Benedetto choisit ses films comme on lance des invitations au débat. Depuis vingt ans, il programme des œuvres qui font réagir, discuter, parfois s’affronter. Un documentaire sur le climat, et c’est toute une salle qui reste après la séance pour débattre. Une fiction sur l’effondrement, et les spectateurs se retrouvent à parler de leur propre rapport à l’avenir.
Samah Karaki, chercheuse en neurosciences et fondatrice du Social Brain Institute, étudie les mécanismes qui transforment une idée en mouvement.
Il travaille avec les images, elle avec le cerveau. Leur conversation explore une question commune : comment rendre l’écologie accessible à tous, et pas seulement à ceux qui maîtrisent déjà les codes du débat ? Ils seront présents à l’étape du Climat Libé Tour de Marseille.
Qui a le plus de légitimité pour parler d’écologie aujourd’hui : les scientifiques, les politiques, les citoyens, les entreprises ?
Samah Karaki : Pour comprendre la légitimité, il faut d’abord déconstruire la notion d’expertise. Sur quoi repose-t-elle réellement : le savoir académique ? Les diplômes ? L’expérience vécue ? Qui décide de cette reconnaissance ? Je dirais que l’expertise passe avant tout par les personnes directement concernées. Une personne traversée par la maladie possède une connaissance incarnée que le médecin n’a pas. Son corps produit un savoir empirique irremplaçable.
William Benedetto : Pour moi, tout le monde doit se sentir légitime. Aucune voix ne l’est plus qu’une autre sur l’écologie. Je suis convaincu qu’un film seul ne changera rien. Il faut une action collective.
Comment mobiliser cette diversité de voix au-delà du visionnage d’un film ? Quels dispositifs peuvent provoquer une dynamique collective ?
S.K. : Deux croyances erronées obscurcissent ce débat. Première erreur cognitive : penser que les changements sociétaux sont soudains. L’histoire des luttes prouve le contraire. C’est un processus long, incrémental. Deuxième erreur : croire que la pensée écologique est déconnectée du réel. Ceux qui s’expriment sur l’écologie vivent majoritairement en ville. Ils passent sur les plateaux télé, ils semblent déconnectés des quartiers populaires qu’ils ne connaissent pas mais étudient pourtant ces phénomènes.
En retour, les habitants de ces quartiers rejettent ce qu’ils perçoivent comme de l’intellectualisme, ils ne se sentent pas représentés dans le débat public. Pourtant, les experts sont conscients de ces fractures. Le problème n’est pas la conscience, c’est la distance structurelle. Des priorités perçues comme différentes, des décalages multiples malgré un combat commun.
Dans un contexte urbain marqué par les inégalités, où les urgences sociales prennent le pas sur les enjeux environnementaux, comment l’écologie peut-elle rester crédible et être une priorité ?
S.K. : Historiquement, l’écologie a été perçue comme une préoccupation de populations blanches privilégiées. C’est une erreur cognitive majeure. Elle trouve ses racines dans les savoirs des populations d’Amérique du Sud. Ces populations entretenaient des relations étroites avec leur environnement animal et leur habitat. Leurs interactions quotidiennes ont façonné des systèmes de connaissances sophistiqués, ancrés dans une compréhension empirique des écosystèmes. Bien avant que l’écologie ne soit formalisée comme discipline scientifique en Occident. Ces populations réfléchissaient avec un autre vocabulaire, d’autres cadres. D’autres façons d’aborder et de résoudre ces questions.
Mais sur la question de leur parole il y a un enjeu d’invisibilité, comme pour le cinéma. D’abord, un enjeu de représentativité, le besoin de se sentir représenté, ce qui n’est pas le cas sur les plateaux télé où des experts prennent plus souvent la parole que des agriculteurs. Le problème : l’écologie est détachée de tous les sujets alors qu’elle est au cœur de toutes les questions politiques et matérielles. Comment on se déplace ? Qu’est-ce qu’on consomme ? Qu’est-ce qu’on porte ? Tous les sujets qui nous concernent au quotidien sont écologiques. Prenons la santé et le soin, il existe un courant de santé planétaire, il lie la santé humaine à la santé écologique, il lie aussi les sources de nos maladies à l’état de nos écosystèmes.
Il faut plus que tout une parole scientifique plus forte dans le débat public, il est essentiel de créer une convergence entre la parole scientifique et les savoirs des habitants des quartiers. Les constats empiriques doivent être validés et renforcés par les données scientifiques. C’est comme ça que nous agirons tous ensemble.
William Benedetto, le cinéma peut-il être un point de départ pour recréer du collectif autour des enjeux écologiques ? Est-il un espace légitime pour porter ce type de discours ?
W.B. : Oui, il y a un mouvement en faveur de l’écologie dans le cinéma, mais il faut distinguer la fiction et le réel. Je pense qu’il y a nécessité d’un discours scientifique précis, accessible par le cinéma. Y aura-t-il encore les conditions pour que nous, les humains, puissions y vivre ? Les films de Miyazaki subliment la nature, ils bousculent les enfants et tous les spectateurs. Je pense que les hommes ont besoin de films qui les font rêver pour croire en quelque chose. Pour sensibiliser, nous avons la capacité de l’art et nous avons tout un champ à inventer sur l’avenir.
Est-ce que la fiction fonctionne pour alerter, comme avec Acide de Just Philippot ?
W.B. : Difficile de répondre. A Marseille, nous avons eu récemment des incendies, des pluies torrentielles. Là, c’est le réel, des situations très concrètes. Les films que vous évoquez sont souvent faits pour alerter sur des futurs désastreux. Je pense que le cinéma est avant tout là pour amener de la complexité, au niveau des récits, des personnages, nous rappeler que le monde est multiple. Mais une fois qu’on sort de la salle, comment relier ce qu’on a vu à sa propre vie ? Qu’est-ce que ça change concrètement dans nos comportements ? Dans l’éducation de nos enfants ? Ce passage à l’action est loin d’être évident. Alors, le cinéma joue-t-il vraiment un rôle de lanceur d’alerte ? Je ne sais pas. Mais une chose est sûre : on a aujourd’hui un réel besoin de fictions dans lesquelles on puisse se projeter. Et rêver.
Les entreprises sont soumises à des contraintes pour respecter l’environnement. La contrainte est-elle devenue notre seul levier pour sauver la planète ?
S.K. : Je pense que c’est la seule façon efficace oui, celle qui a le plus de poids, même si je vois l’intérêt de porter l’écologie dans le milieu culturel, je ne crois pas que cela soit une question de sensibilisation. Il y a eu un moment où on a dû apprendre, maintenant tout le monde sait que la planète va mal d’un point de vue écologique. Le savoir ne suffit pas à modifier les comportements : on est fumeur, on sait que la cigarette est mauvaise pour la santé, pourtant on fume. La connaissance ne produit pas mécaniquement l’action. Nous sommes des êtres sociaux, soumis à la conformité et aux influences de notre environnement. Nous suivons souvent la voie de moindre résistance, celle qui demande le moins d’effort et de ressources cognitives. Ainsi, la croyance devient plus facile que la remise en question. C’est là qu’intervient le biais de confirmation : nous cherchons des informations qui confirment ce que nous savons déjà, ce qui nous rassure. D’où l’importance d’un bon niveau de lecture critique des faits. Face à la crise écologique, deux attitudes extrêmes apparaissent : le «doomisme», qui considère qu’il est déjà trop tard pour agir, et le «techno-optimisme», qui parie sur une solution future apportée par la technologie. Dans les deux cas, le risque est de justifier l’inaction au présent.
Puisque la situation est urgente, il semble plus efficace de s’attaquer directement aux grands pollueurs. Plutôt que de culpabiliser les individus sur des gestes du quotidien comme fermer le robinet en se brossant les dents. On ne peut pas aborder l’écologie uniquement à l’échelle personnelle, cette approche fonctionne peut-être pour des valeurs comme la gentillesse, pas pour les enjeux environnementaux. L’impact des entreprises est bien plus important que celui des individus. Si on avait le temps, on pourrait dire : «Créons un nouveau récit. Laissons la prochaine génération agir.» Mais même si les micro-gestes comptent, ils ne suffiront pas. Pas à l’échelle mondiale, pas pour les territoires menacés, pas pour les espèces en danger. Sans décisions politiques fortes, rien ne changera vraiment.
W.B : J’ajouterais qu’un film peut, malgré tout, changer un individu. Il ne transforme peut-être pas la société à lui seul, mais il peut déclencher une prise de conscience, faire germer une envie d’agir, ou même modifier un parcours de vie. Le documentaire Demain de Cyril Dion en est un bon exemple : il a su toucher un large public et dépasser le cadre des salles de cinéma. Il a été diffusé dans des écoles, des associations, des collectivités, et a inspiré de nombreuses initiatives concrètes.
Cela montre qu’il existe une attente, une réceptivité et une capacité de mobiliser. Cependant, on ne va pas au cinéma pour suivre un guide de vie. Ce serait lui prêter un pouvoir qu’aucune œuvre, aussi brillante soit-elle, ne peut avoir isolément. Le changement ne naît pas d’un choc émotionnel ponctuel.
C’est un travail de longue haleine. Le véritable changement se construit sur le temps long et à de plus hautes instances.