Les poissons peuvent suffoquer dans l’eau. Ils respirent pour la plupart grâce à des branchies, et l’eau qui les entoure doit leur fournir suffisamment d’oxygène. Selon les lois de la physique, les eaux plus chaudes contiennent moins d’oxygène dissous. Par conséquent, dans des océans qui se réchauffent rapidement, les poissons fuient des zones anoxiques qui ne cessent de croître. C’est le cas dans l’océan Pacifique tropical, cette région gigantesque qui s’étend des côtes ouest de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud jusqu’au milieu du Pacifique. Seules les eaux de surface y sont fortement oxygénées. Ainsi, alors que l’océan paraît infini, la plupart des poissons vivent dans les premiers 25 à 50 mètres de la colonne d’eau.
Avec des pointes de vitesse à 60 km/h, les espadons et les marlins sont les plus rapides de tous les poissons. Une telle performance requiert une musculature d’athlète, très gourmande en oxygène. On pourrait donc penser que, bien plus que les autres espèces de poissons, ces sprinteurs tropicaux évitent soigneusement les zones anoxiques du Pacifique. Une étude étonnante menée par Ryan Logan et ses collègues de l’Institut de recherche Guy Harvey (Floride) et de l’université de Rhode Island nous offre un tout autre regard (1).
Une technique de chasse risquée
Au large du Panama, l’équipe de recherche a capturé 18 espadons et marlins. Ces poissons emblématiques sont immédiatement reconnaissables à leur rostre profilé et, pour l’espadon-voilier, à une nageoire dorsale qui se déploie pour lui donner l’allure d’un dragon. Les espadons pêchés pesaient 40 kg, les marlins 125 kg en moyenne. Ils ont été rapidement relâchés, après avoir été équipés d’une batterie d’appareils électroniques miniaturisés. Parmi eux, des capteurs de mouvements et de vitesse permettant de reconstruire les trajectoires des poissons sous l’eau. Certains des appareils mesuraient également la concentration d’oxygène dans l’eau, et étaient équipés d’une caméra filmant les congénères des prédateurs ainsi que leurs proies. Après un jour et demi, les équipements se sont décrochés automatiquement des poissons et sont revenus à la surface où ils ont été récupérés par les scientifiques, guidés par les signaux d’une balise radio nichée dans les appareils.
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Le décryptage des millions de points de mesure collectés montre qu’espadons et marlins chassent principalement dans les vingt premiers mètres de la colonne d’eau, une zone bien oxygénée. Ils chargeant les bancs de poissons parfois seuls, parfois en bandes. Leurs rostres, agités férocement, heurtent les proies pour les étourdir. Mais les prédateurs utilisent aussi une technique de chasse particulièrement risquée, jusqu’alors inconnue : à toute vitesse, ils patrouillent la bordure supérieure de la zone anoxique, puis y pénètrent brièvement malgré le manque d’oxygène qui compromet leur respiration. Arrivés dans cette zone de la mort, ils foncent à nouveau vers la surface. «Nous pensons qu’espadons et marlins ont développé cette tactique afin d’attaquer les bancs de poissons qui se concentrent juste au-dessus de la zone anoxique» notent les auteurs «ils les surprennent en arrivant par en dessous». Pour les gros yeux des espadons et des marlins, les silhouettes des proies, vues en contre-plongée, se découpent alors parfaitement sur le ciel en toile de fond.
Pour Daniel Pauly de l’université de Colombie-Britannique à Vancouver, «le beau travail de Ryan Logan et collègues démontre le rôle essentiel de l’oxygène pour les poissons. Cette molécule influence toute leur vie, de leur croissance et leur reproduction à la manière dont ils attaquent les proies. J’apprécie le fait que cette dimension soit prise en compte par un nombre croissant de chercheurs».
(1) Logan, R. K., Vaudo, J. J., Wetherbee, B. M., & Shivji, M. S. (sous presse). «Patrolling the border : Billfish exploit the hypoxic boundary created by the world’s largest oxygen minimum zone», Journal of Animal Ecology.