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Agir pour le vivant : chronique

Quand les baleines grises festoient près de la banquise démantelée

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Chaque semaine sur notre site, «l’Albatros hurleur», une chronique écologique de David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier. Aujourd’hui, une des – rares – conséquences positives du réchauffement climatique sur les populations de cétacés.
Les baleines grises passent l'hiver au Mexique et l'été en mer de Béring. (doescher/Getty Images)
par David Grémillet
publié le 19 mars 2023 à 0h13

L’Arctique se réchauffe désormais quatre fois plus vite que le reste de la planète. Tout ce qui était congelé autour du pôle est en train de fondre. Au-delà des glaciers et des sols gelés, c’est la banquise qui disparaît. Ce grand couvercle de glace qui recouvre l’océan Arctique s’amenuise plus rapidement chaque été, laissant place à l’eau libre. Des animaux emblématiques tels que l’ours blanc sont en train de perdre leur habitat favori. D’autres, venus du sud, profitent du réchauffement des eaux pour progresser rapidement vers le pôle. Ainsi, de nouvelles espèces de plancton et de poissons déferlent sur le bassin de l’Arctique, et les prédateurs ne sont pas en reste. Comme l’indique une étude effectuée en Alaska, c’est notamment le cas des baleines grises.

Avant les grands carnages menés par les humains, ces géants indolents peuplaient une bonne partie du Pacifique et de l’Atlantique au nord de l’équateur, longeant même les côtes de la Méditerranée jusque dans les lagunes devant Montpellier. Aujourd’hui, leurs populations atlantiques ont disparu, mais celles du Pacifique récupèrent graduellement, notamment sur le flanc ouest des Amériques. Les baleines grises y effectuent l’une des plus grandes migrations du règne animal. Après avoir passé l’hiver au Mexique pour y mettre bas, elles parcourent quelque 10 000 km le long des côtes californiennes et canadiennes pour rejoindre la mer de Béring en début d’été. Là, elles se gorgent de ressources marines en labourant le fond de l’eau avec leur grande bouche.

Des hydrophones au sud et au nord du détroit de Béring

Moins il y a de glace de mer dans ces eaux à la frontière entre les Etats-Unis et la Russie, plus ces festins arctiques semblent profitables : au cours de la période 1994-2016, les scientifiques ont montré que les baleines grises font plus de petits après les étés les moins englacés (1). On peut donc supposer que les zones libérées par la banquise sont rapidement colonisées par les baleines grises. Afin de tester cette hypothèse, Trevor Joyce, de Ocean Associates à La Jolla en Californie, et ses collègues de quatre institutions de recherche américaines, ont analysé des observations effectuées par avion entre 1979 et 2019. Ils ont aussi installé des hydrophones juste au sud et au nord du détroit de Béring, pour enregistrer les sons liés aux présences de baleines grises. Leurs résultats, glanés au fil de plus de 600 000 km de survols aériens et presque cinq mille jours d’enregistrements sous-marins, confirment que les baleines grises ajustent leurs mouvements en fonction de l’étendue de la banquise (2).

Cependant, comme le note Trevor Joyce, «les baleines avaient généralement une dizaine de jours de retard sur le recul du front de glace. Nous pensons que la fonte de la banquise libère les algues qui poussent dans la glace et déclenche une prolifération de phytoplancton. Cette masse de plancton coule jusqu’au fond de l’eau, pour y nourrir tous les crustacés dont les baleines raffolent. En arrivant deux petites semaines après la dislocation de la banquise, les baleines grises récoltent des proies engraissées par ce déluge de phytoplancton».

«Petites algues phytoplanctoniques»

Pour Sara Labrousse, chercheuse au CNRS (laboratoire LOCEAN), cette situation rappelle les relations complexes des manchots, phoques et baleines avec la glace de mer en Antarctique : «La banquise, lorsqu’elle se casse, libère aussi des nutriments, nécessaires au développement des petites algues phytoplanctoniques. Si la glace venait à disparaître totalement, la richesse des eaux serait grandement modifiée. Tout est question d’équilibre !»

(1) Perryman, W. L. et al. (2021). Environmental factors influencing eastern North Pacific gray whale calf production 1994 – 2016, Marine Mammal Science, 37 (2), 448-462.

(2) Joyce, T.W. et al. (2023) The Role of sea ice in the distribution, habitat use, and phenology of eastern North Pacific gray whales, Marine Ecology Progress Series.