Culture, éducation, justice, information, sciences… Syndeac, le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, organise en 2025 une série de débats pour souligner le rôle et l’importance des services publics dans la société. Une série d’événements dont Libération est partenaire. Prochain débat, «Le pouvoir des mots», le 24 septembre à Sault.
Lindsay, Lucas, Dinah, Nicolas… Les prénoms d’adolescents ayant mis fin à leur jour après avoir été harcelés égrènent tristement l’actualité récente. Selon des chiffres du ministère de l’Education nationale, pas moins d’un million d’enfants seraient victimes de ce fléau chaque année. «La violence verbale connaît une banalisation inédite dans l’espace et le débat public, alerte Souâd Belhaddad, journaliste et écrivaine franco-algérienne. Si le langage permet de faire lien, cohésion et civilisation, c’est aussi le premier vecteur de haine.»
En février, le Conseil économique social et environnemental (Cese) a rendu un avis alertant sur la question. «Tous les secteurs et les services publics sont touchés : l’école, l’hôpital, les transports, la rue, rappelle Souâd Belhaddad, corapporteure de cet avis avec Marie-Claude Picardat. De plus en plus d’affiches alertent d’ailleurs sur le caractère répréhensible de cette violence, qui pointait déjà il y a vingt ans mais se manifeste aujourd’hui dans des proportions inédites.»
Historien de formation et spécialiste des discours de haine, Fabrice Teicher est formel : les pires catastrophes commencent toujours par les mots. «Les conflits sanglants du XXe siècle l’ont tragiquement démontré, avance-t-il. Le génocide des Tutsis au Rwanda par exemple a révélé combien le passage à l’acte est préparé par les mots, qui sous-tendent et structurent l’idéologie. C’est une fois que l’autre est totalement déshumanisé qu’il est possible d’agir : on ne voit alors plus sa victime comme son voisin ou son cousin, mais comme un cafard à écraser.»
Terreau
Les mots sont tout-puissants : ce sont eux qui, les premiers, jouent sur le registre de la peur, qui mène ensuite à la haine. «C’est le principe des théories du complot, sur des registres aussi divers que les vaccins, la 5G, ou la mort de Charlie Kirk, pour prendre un exemple récent», précise encore Fabrice Teicher. Cette peur, parfois née de questions légitimes, peut ensuite faire le terreau de groupes extrémistes, qui y adossent leur idéologie. «C’est là que la question de la haine survient : quand il y a désignation d’un bouc émissaire identifié. Une bascule qui peut alors mener au pire.»
Combattre cette violence nécessite un travail de repérage pour décrypter et démasquer des procédés parfois retors. «Le Parlement européen a ainsi été confronté à de nouveaux éléments de langage de la part du mouvement conservateur, où la lutte contre l’IVG a pris les allures de «défense de la vie»…», pointe Souâd Belhaddad. Le cas Cyril Hanouna est aussi emblématique : «Avant ses prises de position en faveur d’une justice expéditive [notamment après l’assassinat de la jeune Lola en 2022, ndlr], sa manière d’humilier ses adversaires ou ses chroniqueurs racontait déjà quelque chose de cette banalisation de la maltraitance verbale.»
Fabrice Teicher rappelle encore que l’expression «Grand remplacement» était connotée de manière très sulfureuse il y a encore une dizaine d’années. «Les politiques tournaient autour, n’osant pas l’utiliser franchement, jusqu’à ce qu’Eric Zemmour l’impose dans le débat public. Et aujourd’hui, le terme «remigration» commence à s’entendre…». Le combat incessant que mène Donald Trump contre la gauche américaine est un autre exemple de palier franchi, éclairant combien les mots peuvent blesser voire tuer.
Comment alors rétrograder ? Souâd Belhaddad évoque l’importance de la sensibilisation. «L’impact de la souffrance psychique causée par les mots est souvent minoré, regrette-t-elle. Je travaille à faire mesurer à un public l’impact d’une «blague», qui est en fait une microagression. A remettre l’empathie au cœur du débat.» Fabrice Teicher abonde : «On parle beaucoup de l’intention de l’auteur d’une agression ; moins souvent de la portée que ses mots peuvent avoir. La question, ce n’est pas seulement de juger ce qui a été dit, mais aussi de comprendre pourquoi on est choqués — ou à l’inverse, pourquoi on ne l’est pas alors qu’on devrait l’être».
Flambée
La corapporteure plaide pour faire de cette question un enjeu national. «La violence verbale n’est pas simplement un débordement d’émotion. L’Etat doit montrer, par la mise en place de campagnes nationales par exemple, qu’il perçoit les implications de ce sujet d’intérêt général.» Une prise de position essentielle : elle pointe ainsi que la flambée d’actes racistes et islamophobes à la suite des émeutes de 2005 a notamment été attisée par les propos de Nicolas Sarkozy, parlant des habitants des banlieues comme d’une «racaille» à «nettoyer au Kärcher». A l’inverse, après les attentats du 13 novembre 2015, il y a eu assez peu de violences, notamment selon elle en raison de la cohésion nationale appelée de ses vœux par l’Etat et respectée par les citoyens.
Pour s’outiller face à la parole intolérante, sortir de l’inertie et mesurer la nécessité de «remettre du tabou dans le verbe», Souâd Belhaddad mène régulièrement des formations auprès de tous les services publics — hospitalier, éducatif, carcéral… «Les professionnels sont débordés d’injonctions sur le sujet alors qu’ils doivent eux aussi composer avec leurs affects, pointe encore Fabrice Teicher. Après Samuel Paty notamment, le corps enseignant était à fleur de peau». D’où la nécessité de renforcer ce que le spécialiste appelle les «compétences psychosociales» ; par la recréation d’espaces de dialogue, la réhumanisation de l’autre en le réincarnant et la lutte contre le repli sur soi — favorisé par l’algorithme des réseaux sociaux. En proposant d’autres formes, l’art peut aussi être un levier de prise de conscience.
Auditionnée dans le cadre de ce rapport du Cese, la sociologue et psychothérapeute rwandaise Ester Mujawo a partagé son expérience. «Elle a mesuré en première ligne combien les mots tuent, rapporte Souâd Belhaddad. Mais elle raconte aussi que quand le génocide a pris fin, les veuves du village se sont rassemblées sous un arbre pour panser collectivement, en parlant, leurs traumatismes». C’est seulement en comprenant combien elle détruit qu’il sera possible d’envisager que la parole puisse aussi réparer.