Les samedi 2 et dimanche 3 mars, le musée du quai Branly-Jacques Chirac organise une nouvelle édition de «L’ethnologie va vous surprendre !» sur le thème du corps. Partenaire de l’événement, Libération publiera le lundi 26 février un supplément dans le quotidien et un dossier spécial à retrouver sur notre site.
Les corps-à-corps d’Ousmane Sow
Par Hélène Joubert, responsable de l’unité patrimoniale Afrique du quai Branly
«Les Nuba, qui vivent dans le sud du Soudan actuel, perpétuent une tradition multiséculaire de lutte à main nue, pratiquée à la fin de la saison des pluies ou des récoltes. Véritable rituel de passage à l’âge adulte, ce sport national n’est pas sans danger : les jeunes athlètes portent au bras gauche un bracelet à bords coupants, destiné à entailler l’adversaire, qu’on distingue sur cette sculpture d’Ousmane Sow. Cet artiste sénégalais (1935-2016), ancien kinésithérapeute, a connu une reconnaissance tardive – des années durant, il détruisait les œuvres dont il n’était pas satisfait. La cinquantaine venue, sa série des Nuba le convainc suffisamment pour exposer, d’abord au centre culturel français de Dakar, puis lors d’événements d’envergure (tels que la Documenta de Cassel) qui lui valent un succès international. Les corps nus, musculeux et rugueux de ses lutteurs tendent vers le naturalisme. Ils expriment, à travers une technique mixte originale (paille synthétique, structure en métal, terre) la puissance et la fierté des corps.»
Corps des hommes, corps des ancêtres
Par Jessica De Largy Healy, anthropologue, chargée de recherche au CNRS au laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de l’université de Paris-Nanterre.
«Cette peinture sur écorce représente une ruche d’abeilles sauvages, dont les alvéoles sont symbolisées par des losanges. En terre d’Arnhem, dans le nord de l’Australie, ces formes géométriques ont un pouvoir spirituel particulièrement fort pour le clan Gupapuyngu des Aborigènes Yolngu, dont fait partie Daurangulili (1900-1976), l’auteur de cette peinture. Lors de rites d’initiation, ces motifs sont peints sur le torse des garçons, afin qu’ils deviennent des hommes emplis du pouvoir de l’«être ancestral abeille», fondateur des Gupapuyngu. Ces peintures corporelles, immédiatement reconnaissables, agissent par ailleurs comme une carte d’identité : elles permettent d’identifier en un regard le clan et le territoire du garçon qui les porte. Si ce motif de ruche est sacré pour les Yolngu, l’objet en lui-même ne l’est pas. Historiquement, les peintures sur écorce ont une valeur de croquis et sont à l’échelle du torse humain. Par la suite, avec l’arrivée des premiers collectionneurs, elles ont acquis le statut d’objet d’art à part entière et leur format s’est développé, mais leurs dessins sont restés fidèles aux modèles ancestraux.»
Jeux de balle sacrificiels
Par Steve Bourget, responsable de collections Amérique au quai Branly
«Cette sculpture en pierre taillée et polie, découverte au XIXe siècle dans la région de Veracruz, au Mexique, aurait été sculptée entre 600 et 900 ans après notre ère. De culture huastèque (un groupe très influent sur la côte du golfe du Mexique), elle représente un joug, c’est-à-dire une sorte de ceinture en tissu et fibres végétales que portaient les participants de jeux rituels sacrificiels. Placée autour des hanches, elle permettait aux joueurs d’échanger une balle de caoutchouc qu’il était interdit de toucher avec les mains (les “ballons”, on l’oublie souvent, sont une invention mésoaméricaine).
«Ce joug sculpté est hautement symbolique : le batracien représenté sur sa partie supérieure est une référence au royaume des morts, univers souterrain et humide – les crapauds s’enfouissent dans le sol pour résister à la sécheresse, jusqu’au retour de la pluie et de la fertilité. Quant à la forme en U de l’objet, elle évoque la caverne qui accueille les défunts. Ces éléments rappelaient aux yeux de tous que le joueur qui portait cette ceinture se situait entre deux mondes. Les dieux décidaient de son sort : la vie ou l’inframonde, en cas de victoire ou de défaite. Véritable marque du sacrifice, ce joug de pierre a peut-être été enterré au côté d’un individu de haut rang ou d’un grand joueur de balle.»
Echasses des îles Marquises, l’appui des ancêtres
Par Stéphanie Leclerc Caffarel, responsable de collection au quai Branly
«Loin d’être un objet trivial, comme on pourrait le croire à première vue, cette paire d’échasses est une pièce de prestige, dédiée à un usage à la fois sportif et rituel. Elle comporte encore ses étriers et ses perches originelles, ce qui est rare pour un objet de la seconde moitié du XIXe siècle. Sculptées de motifs rappelant le tatouage, les perches en bois léger sont partiellement enveloppées d’un beau tapa blanc, une étoffe d’écorce battue. Quant aux étriers, ils sont en bois de tao, une essence sacrée aux yeux de certaines populations du Pacifique, extrêmement résistante (surnommée le «bois-de-fer», elle est aussi utilisée pour la fabrication d’armes). Ces étriers sont sculptés en forme de tiki, figures anthropomorphes de la culture polynésienne. Deux d’entre eux sont positionnés l’un au-dessus de l’autre, dans une évocation généalogique essentielle aux îles Marquises : elle rappelle que le jeune homme qui s’appuie sur ces étriers est supporté par ses ancêtres. Une filiation d’autant plus précieuse que ces échasses sont utilisées dans des contextes ritualisés, tels que des joutes données à l’occasion des funérailles d’un chef. Dans ces moments cruciaux, mais porteurs d’une grande fragilité, il s’agit pour la communauté de démontrer aux yeux de tous la force et l’adresse de ses jeunes.»