Culture, éducation, justice, information, sciences… Syndeac, le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, organise en 2025 une série de débats pour souligner le rôle et l’importance des services publics dans la société. Une série d’événements dont Libération est partenaire. Prochain débat, «A quand un service public de l’éducation artistique et culturelle ?», le 1er octobre à Sète.
L’art s’éprouve-t-il comme un choc, une révélation soudaine et immédiate qui se passe de mots ? Ou faut-il plutôt, pour pouvoir l’apprécier, maîtriser un certain nombre de codes et usages qui s’acquièrent, comme le reste ? D’André Malraux à Jack Lang, la question a divisé les différents ministres de la culture et de l’éducation. Aujourd’hui, la réponse semble plutôt se situer du côté de l’apprentissage ; l’éducation artistique et culturelle (EAC) a pour objectif «d’encourager la participation de tous les enfants et les jeunes à la vie artistique et culturelle, par l’acquisition de connaissances, un rapport direct aux œuvres, la rencontre avec des artistes et professionnels de la culture, une pratique artistique ou culturelle», stipule le site internet du ministère de la Culture.
L’EAC s’inscrit donc dans une volonté de démocratisation de l’art. «Les adultes transmettent à leurs enfants leurs propres pratiques artistiques et culturelles, qui reproduisent les inégalités sociales, précise Julie Pereira, doctorante en sociologie à Sciences Po, au sein du Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS). Pour dépasser au mieux ces clivages, l’EAC se propose non pas d’enseigner la maîtrise d’une discipline artistique mais de transmettre aux jeunes enfants les codes suffisants pour qu’ils puissent, à terme, choisir ou non de participer à cette vie culturelle.»
C’est dans les années 1990 que l’ancien ministre de l’Education nationale Jack Lang entame une alliance avec le ministère de la Culture pour porter cette ambition d’une éducation artistique et culturelle à destination du plus grand nombre. En 2016, une «charte pour l’éducation artistique et culturelle» est signée. «Mais si l’EAC a toujours fait l’objet d’une grande communication, son financement reste une source de tension entre les deux ministères concernés, regrette Julie Pereira. Et les budgets qui lui sont dédiés n’ont pas augmenté significativement.»
Objectifs
La chercheuse déplore également l’évolution des objectifs assignés à l’EAC. «Pour légitimer ces dispositifs, on attend désormais qu’ils permettent aux élèves d’acquérir d’autres compétences ; sociales, émotionnelles, mais aussi scolaires, explique-t-elle. Les disciplines artistiques se voient ainsi instrumentalisées au service d’autres matières : plutôt que d’éduquer à l’art, on souhaite finalement éduquer par l’art.» Le tout alors que les objectifs assignés à l’école se sont déjà multipliés — prévention routière, éducation à la santé, à la sexualité… —, et ce dans un contexte de réduction du temps scolaire, qui rend l’ensemble difficilement tenable.
Or, les résultats de cette «éducation par l’art» se révèlent particulièrement retors à évaluer, ce que Julie Pereira résume ainsi : «Est-ce la musique qui améliore les résultats en maths, ou le fait que les élèves bons en maths sont aussi bons en musique ?». Dans le cadre de sa thèse, elle s’est penchée sur le dispositif «Un violon dans mon école», aux moyens assez conséquents, qui permet à de très jeunes enfants de suivre trois cours de violon par semaine pendant quatre ans, sur le temps scolaire. «Il s’est avéré qu’ils progressaient finalement moins vite en lecture que leurs camarades, à cause d’un effet d’empiètement et de concurrence des disciplines dans un temps scolaire contraint, révèle la spécialiste. Le problème, c’est que mettre en lumière ces résultats contre-intuitifs conduit à fragiliser l’EAC, alors que ses objectifs initiaux ne sont pas là !».
Analogie
Il faudrait ainsi revenir au dessein initial : la découverte de l’art. Julie Pereira dresse une analogie avec l’EPS (Éducation physique et sportive) : «A la fin d’un parcours scolaire classique, les élèves se sont essayés au volley-ball et ont compris le fonctionnement d’un match. Certains n’y rejoueront plus jamais ; d’autres auront peut-être découvert une source d’épanouissement, voire une passion. Il devrait en être de même pour l’EAC : introduire à la danse, la musique, les arts, et sans injonction, laisser les enfants libres de s’en saisir ou non par la suite.»
Car les clés fournies n’ouvriront certaines portes que bien plus tard, et le principal bénéfice de l’EAC est sans doute le plus difficile à évaluer. «Certaines formes de sensibilisation n’auront des effets qu’à long terme, quand les enfants pourront développer leurs pratiques culturelles libres, en tant qu’adultes.» Les mesurer nécessiterait des dispositifs de suivi ambitieux. «Mais les quelques études dont nous disposons, notamment aux Pays-Bas, montrent que les adultes habitués à aller au théâtre enfants, dans un contexte d’accompagnement pédagogique, s’y rendent effectivement plus à l’âge adulte», reprend-elle.
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Aujourd’hui, comment améliorer l’accès à ces dispositifs ? Julie Pereira rappelle l’importance de prioriser des publics moins avantagés comme les zones rurales, moins dotées en équipements culturels. «La France possède un réseau de conservatoires très développé et des écoles artistiques prestigieuses : l’EAC réservée à l’élite est donc très performante, mais il faut développer l’accès à d’autres publics. L’Opéra, c’est 70 % d’argent public, et financer ces formes d’art, certes importantes, avec les impôts de tous, implique de se mobiliser pour que tous puissent y avoir accès». Elle plaide aussi pour un accompagnement régulier, du temps extrascolaire, et plus de passerelles entre les structures — partenariats avec des centres aérés, journées portes ouvertes dans les conservatoires… «Œuvrer à lever toutes les barrières qui ne relèvent pas du financier.»
Il semble enfin important d’attirer l’attention des jeunes sur des formes moins populaires que dans leur classe d’âge et leur milieu. «L’EAC n’a nullement vocation à définir ce qui relève ou non de l’art, met-elle en garde. Mais il semble plus judicieux d’emmener les jeunes vers des domaines où ils n’iraient pas de prime abord, plutôt que vers le manga, la bande dessinée ou le hip-hop.». Elle rappelle, enfin, les limites de l’initiative. «On ne peut pas demander à un artiste — ou à un enseignant — de réparer en quelques heures un lien social durablement abîmé». Il faut donc repenser collectivement les objectifs assignés à ces pratiques. Et réduire l’écart entre les discours élogieux et les moyens alloués à ces objectifs.